1905

 

 

Dimanche 1er Janvier

La brillante et touchante réunion de famille qui depuis tant d'années se tenait à l'Institut s'augmentant toujours et se rajeunissant par la venue des arrières petits-enfants, cette réunion dont mon cher Père se montrait si heureux nous avons voulu en conserver le souvenir en la reportant chez notre soeur Adèle. Vers 10h1/2, nous sommes rue de Constantinople: Sophie et moi et tous nos enfants, Etienne, Mathilde, Marguerite, Charles Rabut, Geneviève, Ch. Rivière et leurs enfants. Egalement les Puiseux. Notre pauvre soeur Jeanne est restée naturellement chez elle. Après déjeuner, nous allons avec Sophie et tous les enfants chez Jeanne, puis chez Mme Dupont. Je continue avec les enfants chez Mme Malassez et chez Geneviève.

Capitulation de Port-Arthur. Après une héroïque défense de 11 mois, la place succombe.

Dimanche 22 Janvier

Les massacres de St-Petersbourg. Les troupes tirent sur une foule inoffensive et sans armes, sans qu'il y ait eu provocation de la part de cette foule ni sommation du côté de la troupe. La misère, les horreurs de la guerre russo-japonaise, l'esprit libérai qui commençait à s'éveiller chez le peuple tourmentait la nation russe et une manifestation pacifique se rendait vers le palais du tsar leur "petit père". On y répond par des coups de fusil.

Lundi 23 Janvier

De graves évènements se déroulent à St-Petersbourg comme à Moscou et dans les principales villes de Russie. Un mouvement révolutionnaire répond aux atrocités de la veille. Des grèves éclatent de tous côtés. Le gouvernement russe y répond par les mesures les plus rigoureuses: fusillades, proscriptions en masse. St-Pétersbourg est en état de siège. Le tsar, autrefois si chaleureusement acceuilli en France s'en voit à tout jamais les portes fermées s'il ne veut y être reçu et traité comme assassin.

Mercredi 25 Janvier

8h20 du matin gare du nord départ avec Sophie pour Lille où nous arrivons vers 11h. Albert et Louise nous attendent à la gare. Nous allons à pied chez eux rue Denis Godefroy 3.I ls occupent au 5ème étage de la maison un petit appartement très clair, très bien exposé avec une très belle vue sur la place de la République. Après dêjeuner, nous sortons ensemble, visite de la Faculté des Lettres et principalement des locaux occupés par Albert pour son cours de Géographie. Laboratoire, bibliothèque très importante. On doit avoir du plaisir à travailler au milieu de si abondantes collections. Visite à René et Pauline Giard qui, le soir, viennent dîner chez Louise.

Jeudi 26 Janvier

Dans la matinée, je vais faire seul une promenade vers la citadelle et le long du canal jusqu'à Canteleu. Aspect très intéressant, nombreux bateaux, chalands traînés par des hommes ou par des chevaux. Aspect bien flamand. Après déjeuner, je vais à Tourcoing faire visite à H.Rousseau.

Vendredi 27 Janvier

Matin 9h45 je pars pour Valenciennes, arrivée à lOh. Célestin à la gare. Visite à Dusart, à l'Académie. Après déjeuner, visite au Maire. Mon voyage avait pour but d'entretenir le Maire de notre intention d'offrir à la ville de Valenciennes certains souvenirs de notre Père. 3h25 départ de Valenciennes retour à Lille 4h26.

L'Acadmie ds Inscriptions nomme M. Elie Berger en remplacement de mon Père au 2ème tour de scrutin par 23 voix sur 36 votants.

Samedi 28 Janvier

9h10 matin départ de Lille. Louise et Albert nous accompagnent à la gare arrivée à Paris à midi cinq. Nous retrouvons tout notre petit monde en bonne santé.

Lundi 27 Février

Matinée au cimetière Montparnasse, exhumation de mon beau-frère Pierre Petit pour être transporté du caveau provisoire du marbrier au caveau construit sur la concession achetée par Jeanne. J'assiste à cette cérémonie avec Jeanne et ses enfants: Adèle et Emile Deboudé, Jeanne et Marie. Sophie nous rejoint au moment où on procède au scellement des dalles au dessus du cerceuil. Ma soeur Adèle n'avait pu être exactement renseignée sur l'heure; nous la rencontrons en route rue de Rennes. Après midi, réunion chez Jeanne au sujet des affaires de la succession de Père. Assistaient à la réunion les deux notaires, MM Legay et le principal clerc de Me Demanche et tous les enfants: Adèle, Henri, Sophie et moi, Célestin, Etienne, Ch. et Marguerite, Ch et Geneviève.

Mardi 28 Février

Emile et Georges ont 16 ans.

Jeudi 2 Mars

Eté avec Charles à Tourcoing voir Henri Rousseau pour causer de la situation des affaires de mon frère Henri et du projet de construction d'Henri Rousseau à Paris. Partis à 8h20, arrivons à Lille 10h15. Déjeuner chez Louise où nous trouvons Pauline et Marguerite Deltombe venues également de Valenciennes pour déjeuner. 2h15 train pour Tourcoing, arrivée à 2h40 repartis à 6h18, arrivée à Lille 6h45, été chez Louise pas rencontrée. Elle étaitvenue avec Albert nous attendre à la gare où nous les retrouvons. Départ 7h30 retour à Paris 10h25.

Samedi 4 Mars

Albert et Louise vienent passer quelques jours à Paris. Partis à 7h du matin de Lille, ils arrivent vers lOh1/2 à la maison.

Dimanche 5 Mars

Paul vient en congé à Paris. ll a quitté Besançon à 9h du soir la veille et arrive à la maison vers 6h du matin.

Mardi 7 Mars

Déjeuner à Versailles chez Marguerite avec Sophie, Louise et Albert, Charles, Paul, Emile et Georges. Henri et André restent pour travailler.

Jeudi 9 Mars

A 8h1/2 du matin cimetière Montparnasse exhumation de notre soeur Marie dont le corps avait été déposé dans le caveau des soeurs de MarieThérèse, inhumation dans le caveau de famille. A la mort de Marie, nous pensions qu'il n'y avait plus que deux places, une pour mon Père, une réservée par mon Père à ma soeur Adèle, or il y avait encore 3 cases. Lorsque j'en eu connaissance, j'en fis part à la famille et nous décidâmes la translation. Assistaient à la cérémonie: ma soeur Adèle, Sophie et moi avec Charles, Etienne et Mathilde, Marguerite et Pauline, Geneviève, Emile et Adèle Deboudé, Joseph Guibert, Béatrice Puiseux.

Louise et Albert retournent à Lille par le train de 8h40 du soir; Paul à Besançon par le train de 10h40.

Mercredi 15 Mars

Henri passe son examen d'Anatomie Dissection avec la mention "Très bien". L'examen consiste en une préparation qui dure toute la matinée et l'examen de la préparation l'aprèsmidi. Il avait à préparer: les ligaments du genou. Mon frère Henri, à Paris pour la journée vient déjeuner avec nous.

Dimanche 19 Mars

Arrivée dans la matinée de Louise et d'Albert à Paris. Après déjeuner, nous allons rue Blanche au Concert Lamoureux entendre la Damnation de Faust, Sophie, Charles, Louise, Albert, André, Emile, Georges et moi.

Mercredi 22 Mars

Albert est reçu docteur es lettres avec la mention "Très honorable". C'est la plus haute distinction. On est reçu ou docteur tout simplement ou docteur avec la mention assez honorable, honorable,très honorable.

La soutenance commencée vers 1h1/2 se termine vers 5h1/2 avec un intervalle d'une 1/2 heure entre la petite thèse et la grande thèse.

Sophie, Louise et Mme Demangeon ainsi qu'Henri assistent à toute la séance, Charles et moi assistons à une partie seulement. Le bureau était présidé par M. Vidal de la Blache, assisté de MM. Gallois, Langlois.

Dimanche 26 Mars

Louise et Albert nous quittent pour retourner à Lille par le train de 8h 30 du matin. Après midi, été avec Sophie et André au Concert Colonne entendre le Requiem de Berlioz. Programme: Ouverture de Fidelio de Beethoven, Concerto pour piano et orchestre de Mozart, Requiem de Berlioz.

Vendredi 31 Mars

Les affaires du Maroc: Visite de l'empereur d'Allemagne à Tanger. Son attitude singulière et imprévue vis-à-vis de l'accord intervenu entre la France l'Angleterre et l'Espagne. La situation de notre alliée la Russie battue par le Japon, agitée à l'intérieur, décide ce valeureux empereur à se montrer sans gêne et agressif vis-à-vis de la France.

Lundi 3 Avril

Sophie à Douai et à Lille. A l'occasion de la vente du mobilier de ma tante Barbedienne, Sophie et Louise se sont donné rendez-vous à Douai pour tenter d'acheter quelques souvenirs de cette chère maison de la place St Aimé. Sophie ira le soir dîner et coucher à Lille. Je l'engage à passer plusieurs jours avec Louise.

Matin 8h30 départ de Sophie; je l'accompagne à la gare et vais ensuite à l'Hôtel de Ville pour la 1ère réunion du jury du concours des habitations à bon marché. Fondation Rothschild.

Jeudi 6 Avril

Sophie revient de son petit voyage à Douai et à Lille. Elle quitte Lille à 7h du matin, je vais au devant d'elle à la gare à 9h55.

Jeudi 13 Avril

Charles va faire une promenade à Versailles avec Mme et Melle D. Sa mère l'accompagne. 4ème entrevue le matin à 9h1/2, Hôtel de Ville Séance du Jury.

Samedi 15 Avril

Matin 9h1/2 Hôtel de Ville dernière séance du Jury. Jugement: 25 projets conservés pour la 2ème épreuve sur 127 projets. Soir dîner chez le Baron et la Baronne Gustave de Rothschild en leur hôtel avenue Marigny 23. Environ 25 convives dont deux dames et la baronne.

Dimanche 16 Avril

Dans un Rallye à Besançon pendant une halte, Paul reçoit un coup de pied de cheval dans la cuisse. On le ramène chez lui en automobile. Il nous écrit le lendemain que ce n'est rien et qu'il pense ne pas tarder à remonter à cheval. Mais peutêtre nous dit-il celà pour ne pas nous inquiéter? Il nous annonce dans la même lettre que 4 jours avant, il monte un cheval qui s'était reposé plusieurs jours; dans un accès de gaîté le cheval glisse en sortant du quartier, tombe et Paul de même. Paul alla frapper le sol de la tête et des 2 genoux. Ce ne fut rien heureusement, je n'en ai plus dit-il que les marques noires. En tous cas cet accident ne l'empêche pas de prendre part au Rallye.

Mardi 18 Avril

Eté à l'Exposition des Amants de la Nature avec Mme et Melle D. et Charles. 5ème entrevue.

Vendredi 21 Avril

5h du matin arrivée de Paul à Paris venant de Besançon en congé de 4 jours.

Mardi 25 Avril

Promenade à Versailles avec Mme et Melle Deleau, Sophie, Charles, Henri, André, Emile, Georges et moi. Train de 8h; été au Trianon; retour par le train de 6h. Charles et Melle Madeleine étant d'accord, il est entendu que nous irons le lendemain faire une démarche officielle près des parents.

Le soir 10h40 Paul repart pour Besançon. Bien qu'il ne se soit pas plaint de sa jambe, nous avons bien remarqué que le coup de pied de cheval qu'il a reçu dans la cuisse le faisait toujours souffrir et lui rendait la promenade un peu fatigante. Nous l'engageons à se soigner, mais...

Mercredi 26 Avril

Eté avec Sophie chez les Deleau, 8 rue du Vieux Colombier, faire officiellement la demande en mariage. Accueil très empressé, très sympathique.

Dimanche 30 Avril

FIANCAILLES DE CHARLES.

Dîner chez Mme Deleau: Sophie et moi, Charles, Louise et Albert, Henri, André, Emile et Georges. Paul seul manque étant retourné le mardi précédent à Besançon. La seule personne invitée avec nous était Mme Deleau mère.

Avant le diner, Charles passe au doigt de Melle Deleau la bague de fiançailles et lui demande la permission de l'embrasser. Très gentiment, Madeleine après avoir embrassé son fiançé va embrasser sa future bellemère, puis moi, puis chacun de ses futurs beaux-frères et belle-soeur, puis ses parents. Dans l'après-midi, Charles avait fait envoyer une superbe corbeille de fleurs.

Lundi 1er Mai

Dans l'après-midi visite de Mme Deleau et de Madeleine; à 5h départ de Louise et d'Albert pour Lille.

Vendredi 5 Mai

Eté avec Sophie, Charles et Henri au nouveau théâtre rue Blanche entendre le premier des 4 concerts "Festival Beethoven" donnés par Félix Weingartner: Symphonie en ut majeur (1ère symphonie 1800), Symphonie et ré majeur (2ème Symphonie 1803), Symphonie héroïque (3ème Symphonie 1804). Nous revenons ravis.

Samedi 6 Mai

Nous recevons à diner M. et Mme Deleau et leurs enfants M. Henri et Melle Madeleine.

Dimanche 7 mai

Après midi été avec Sophie Henri et Georges au deuxième concert "Festival Beethoven". Symphonie en si bémol majeur (4ème symphonie 1806), Concerto pour violon et orchestre (1806), Symphonie en ut mineur (5ème 1808). Splendide concert, mais par dessus tout la Symphonie en ut mineur, symphonie pour laquelle j'ai une véritable passion, m'a absolument transporté; j'ai rarement éprouvé pareille sensation au concert; à la fin du premier morceau, magistralement exécuté, la voix me manquait pour crier bravo tellement j'étais ému. J'ai pleuré (les gens disent comme une bête) pendant l'exécution de cette splendide symphonie. Et le chef d'orchestre! Qu'il était intéressant et beau à voir! Quelle admirable direction! Une grande retenue, une grande distinction dans les gestes, mais en même temps quelle passion intérieure on devinait, quelle exquise expression dans le mouvement des bras ou des mains seules et de la tête, quelle ampleur du geste, quelle fierté dans la tenue générale, le port de la téte, des bras dans les moments pathétiques. Weingatner était à la hauteur du Maître Beethoven, et ce n'est pas peu dire. Ah! l'émouvante et belle matinée, j'en conserverai toujours un profond souvenir. Quel malheur de ne pouvoir assister au troisième concert mercredi prochain (je dois aller aux Dalles). On donne la Symphonie Pastorale qui pendant longtemps a été pour moi la première de toutes les symphonies de Beethoven. C'est elle qui m'a le plus frappé, le plus ému dans ma jeunesse quand je suivais les concerts Pasdeloup au Cirque d'Hiver. Depuis je lui préfère la Symphonie en ut mineur que Louise me joue souvent et qu'elle interprète si divinement! Charles devait venir à ce concert, mais il a donné son bilet à Georges pour conduire la famille Deleau à la séance annuelle de photographie chez Mors. Emile les accompagne.

Mercredi 10 Mai

8h30, départ avec Adèle pour les Petites Dalles.

Jeudi 11 Mai

Matin rendez-vous avec les entrepreneurs. Les travaux ne sont pas encore terminés comme je le pensais. Le menuisier, Levieux, commence seulement la pose de l'escalier du premier au deuxième étage. A part celà, tous les plâtres sont faits, mais il reste encore un peu de menuiserie à terminer. Chez moi, "aux Mouettes" le balcon terrase est posé et fait bon effet. Il sera très agréable.

La journée, comme celle d'hier est splendide et chaude. Vers la fin de l'après-midi après avoir écrit à Sophie, je vais faire une petite promenade dans la campagne pour chercher un motif d'aquarelles.

Dans la matinée et l'après-midi, aidé d'un menuisier, je transforme la petite chambre de Charles sur la mer en bibliothèque et ma bibliothèque devient la chambre de Charles.

Vendredi 12 Mai

Le matin de bonne heure je vais à la maison continuer mon travail de rangement de la bibliothèque et transport de mobilier d'une pièce à l'autre. Après déjeuner je monte à Vinchigny où je fais 2 petites aquarelles de champs de colza en fleurs.

Samedi 13 Mai

Dans la matinée je monte à la ferme des Bruyères faire 2 petites aquarelles: champ de colza en fleurs, pommiers en fleurs. Je quitte les Dalles à 5h1/2 pour rentrer à Paris à 11h10.

Samedi 27 Mai

Je vais: à 8h45 à l'Institut à l'enterrement de M. Le Blanc architecte (84 ans), à 10h à St Germain-des-Prés enterrement de Danjoy architecte (66 ans), à midi à l'Ecole des Beaux-Arts Paul Dubois (75 ans) Directeur de l'Ecole. Cest 3 enterrements successifs à St Germain des Prés.

Dimanche 18 Juin

5h25 soir départ pour Valenciennes où j'arrive à 8h42. Je trouve à la gare Valentine, Célestin et leur fille Marguerite.

Lundi 19 Juin

Dans la matinée, à l'Hôtel de Ville; dans les salons du musée j'assiste au déballage des caisses que j'avais fait envoyer de Paris contenant le meuble vitrine pour les médailles et divers souvenirs personnels de mon Père. Le meuble mis en place dans une des salles principales du musée je fais moi-même en présence du Conservateur et avec l'aide de Valentine et de ses fille Pauline et Marguerite la disposition des médailles et autres objets. Le travail est terminé à midi. Après déjeuner été à l'Hôtel de Ville avec Célestin. Visite au Maire auquel nous faisons la remise, au nom de la famille de toutes ces médailles et souvenirs ainsi que d'une miniature et d'une petite tapisserie des Gobelins ayant appartenu à mon Père. A 3h 35 départ de Valenciennes pour Lille où j'arrive à 4h26. Je trouve Louise à la gare m'attendant.

Mardi 20 Juin

Matin été à la préfecture pour causer avec le Préfet de la nomination d'un inspecteur diocésain à Cambrai en remplacement de M.Legrans décédé. Préfet absent vu Secrétaire général. Après dîner, à 7h30 je quitte Albert et Louise qui m'avaient accompagné à la gare et rentre à Paris à 10h25.

Jeudi 22 Juin

Nous recevons les Deleau à dîner, sans cérémonie.

Samedi 24 Juin

4h, 8 rue du Vieux Colombier chez les Deleau signature du contrat.

Mardi 27 Juin

MARIAGE DE CHARLES.

Comme pour Louise le mariage civil de Charles se fait avec solennité à la mairie. C'est à la Mairie du VI ème, place St-Sulpice, que le rendez-vous a lieu. Les témoins de Charles sont: mon frère Etienne et Pascal, les témoins de Madeleine MM. Brunet et..... Il est midi quarante cinq quand le cortège fait son entrée à l'église St-Sulpice. Nombreuse assistance malgré la saison; beaucoup de personnes ont déjà quitté Paris. Après la cérémonie, lunch chez Mme Deleau, 8 rue du Vieux Colombier. Soir: dîner à l'Hôtel Continental; une soixantaine de convives. De notre côté, nous avions restreint le nombre le plus possible en raison de nos deuils et de nos tristesses et préoccupations à l'égard de mon frère Henri: la famille entière sauf Paul à Besançon; ma soeur Adèle avec Joseph et Maurice Guibert, Valentine et ses enfants, Pauline, Marguerite et André Deltombe, Etienne et Mathilde, Marguerite et Ch. Rabut,G eneviuève et Ch. Rivière, Pierre Puiseux et Béatrice. Nous comptions aussi avoir Joseph Petit et Marie-Louise Puiseux fiancés de la veille; ils assistaient au mariage dans le cortège mais Joseph s'excusa pour le dîner: c'était l'anniversaire de la mort de son frère Pierre. Pauline et Marguerite Deltombe furent demoiselles d'honneur avec Henri et André, Georges troisième garçon d'honneur avec une dame.....

Mercredi 28 Juin

Charles et Madeleine viennent déjeuner à la maison. Sophie avait également invité Mme Demangeon qui était venue la veille au mariage et faisait partie du diner. Nous avions autour de nous tous nos enfants sauf Paul à Besançon.

Jeudi 29 Juin.

Dans la matinée, Charles et Madeleine partent en voyage: bords du Rhin et Forêt Noire.

Vendredi 14 Juillet

Pour fêter la St-Henri que de changements, que de tristesse depuis l'année dernière où notre cher Père était encore si heureux de nous recevoir à dîner à l'Institut et nous faire assister le soir au feu d'artifice.

Samedi 15 Juillet

Georges est premier en mathématiques avec la note 19,5.

Dimanche 16 Juillet

Charles et Madeleine rentrent à Paris vers 6h du soir de leur voyage de noces sur les bords du Rhin et en Forêt Noire. Ils viennnt dîner avec nous.

Lundi 17 Juillet

8h30 matin je pars pour les Ptes Dalles avec Sophie et une domestique. Nous y trouvons Louise et Albert installés avec leur domestique depuis le 14.

Mercredi 26 Juillet

A 2h1/2 départ des Dalles avec Albert Demangeon pour Rouen où nous dînons avec André à Eauplet. Nous repartons à 8h30 pour Paris où nous arrivons vers 11h1/2.

Vendredi 28 Juillet

Le soir je dîne avec Emile et Georges chez Charles et Madeleine rue de Babylone, 4.

Dimanche 30 Juillet

8h30 retour aux Petites Dalles. A la gare de Cany à midi 1/2 je vois Albert Demangeon et sa nièce. Melle Demangeon qui était venu passer quelques jours avec nous aux Dalles depuis le 19 Juillet retourne à Gaillon. Albert retourne à Paris pour faire passer les examens du concours d'agrégation dHistoire et Géographie.

Lundi 30 Juillet

Emile et Georges passent la première épreuve écrite du baccalauréat Latin-Sciences: Composition française, version latine.

Mardi 1er Août

Emile et Georges font les épreuves écrites: Mathématiques et Physique.

Mercredi 2 Août

EMILE ET GEORGES RECUS BACHELEIRS. Emile et Georges sont tous deux reçus bacheliers. Un peu avant midi, deux dépêches, une de Charles, l'autre d'Albert nous annonçaient qu'ils étaient tous deux admissibles. Vers 2h à l'ouverture du bureau de poste où je m'étais rendu pour avoir immédiatement la deuxième dépêche que je savais en route, la Demoiselle du télégraphe, sans quitter l'appareil, m'annonce qu'ils sont tous deux reçus. Après la transcription de la dépêche, elle me la remet. J'accours joyeux à la maison annoncer la bonne nouvelle. Malheureusement, Albert Wallon a été refusé. André Nimier qui passait dans la même série et qui avait été admissible fut refusé à l'oral.

Il fallait 200 points pour être reçu; Emile eut 233, points, Georges 208. Chose curieuse, Georges était très calé en sciences, Emile l'était relativement peu. Emile a été supérieur en sciences aussi bien à l'écrit qu'à l'oral. Emile et Georges prennent le train de 4h30 et arrivent aux Dalles vers 9h du soir.

Lundi 7 Août

Matin, 5h départ des Dalles avec mon fils Henri. Henri va à Bernay faire ses 28 jours, moi à Paris. Nous nous quittons à Rouen. Je dîne le soir avec Albert Demangeon, à Paris depuis le 30 Juillet pour faire passer les examens du concours d'agrégation et installé à la maison.

Mardi 8 Août

Après midi,je vais voir Laure à l'Assomption. J'y vois Valentine venue de Valenciennes s'installer avec Laure. Pendant notre visite arrive Pauline Rabut avec deux de ses soeurs venant nous apprendre que son frère Jacques est atteint d'appendicite. Le voyage en Suisse que les Rabut comptaient faire emmenant avec eux les Deltombe se trouve ainsi supprimé. Valentine parle de faire venir ses filles à Paris à I'Assomption. Triste compensation! Je vais voir avec Sophie la possibilité de faire venir aux Dalles ces 3 pauvres jeunes filles: Pauline, Marguerite et Jeanne.

Samedi 12 Août

2h30 Départ pour les Dalles. A Motteville, je trouve Henri et André. Henri en permission vient aux Dalles jusqu'à demain soir. André restera jusqu'à Mercredi matin: à cause des fêtes, on ne travaille pas à Eauplet. Nous arrivons aux Dalles avec un fort retard vers 8h1/ 2 du soir.

Dimanche 13 Août

Vers 5h Henri nous quitte pour rentrer à Bernay où il doit être à minuit.

Lundi 14 Août

Henri ayant eu une nouvelle permission pour le lendemain va passer la journée de demain à Paris avec Albert.

Mercredi 16 Août

5h du matin départ des Dalles, moi pour monter à Paris, André pour monter à Rouen. Après déjeuner je vais à Versailles prendre des nouvelles de Jacques Rabut.

Samedi 19 Août

Je rentre aux Dalles vers 7h1/2 par le train de 2h30.

Dimanche 20 Août

Ma soeur Adèle est appelée au Mans par son fils Maurice près de sa belle-fille Georgette en grand danger à la suite de ses couches de la petite Elisabeth.

Jeudi 24 Août

Dans la matinée, Jeanne reçoit la dépêche d'Adèle: Le Mans 24 Août 9h20 Georgette décédée cette nuit prévenir Anna, Louise, famjlle des Dalles. Obsèques St Maur Lundi-Guibert.

Samedi 26 Août

André a 21 ans.

Dimanche 2 Août

DALLES, ROUEN, PARIS, CHATEAUROL. J'avais proposé à Sophie de venir avec moi voir Paul à Rouen, m'accompagnant ainsi dans la première partie de mon voyage à Châteauroux. Sophie avait accepté avec plaisir cette proposition qui lui souriait tout-à-fait, voir Paul qu'elle n'avait pas vu depuis si Iongtemps, revoir l'établissement, et étudier ensemble l'installation à prévoir pour Paul quand il viendrait en octobre après son service militaire s'installer définitivement à Eauplet.

A 4h1/2 levés, nous partons vers 5h en voiture pour Cany. Bien que le temps fut pluvieux, pour mieux jouir de la fraîcheur matinale et de la vue de la campagne, nous fîmes baisser la capote de la victoria. Nous étions heureux tous deux, comme toutes les fois où nous pouvions faire une promenade seuls ensemble, heureux, on peut le dire, comme deux amoureux.Je ne cessais de regarder ma chère petite femme, admirant son fin et beau profil, lui faisant compliment de sa bonne mine. L'air frais du matin la rendait charmante, elle riait et prétendait que je lui disais un tas de bêtises, mais je sentais combien elle était heureuse de se savoir ainsi aimée. Tout notre voyage des Dalles à Rouen fut un charme; nous causions des enfants, ce qui était toujours l'objet de nos bonnes causeries, et de mille choses. Jamais nous n'avions tant causé et avec tant d'entrain. A Rouen, nous allâmes à la cathédrale, Sophie ne voulant pas manquer sa messe du dimanche, puis gagnâmes Eauplet à pied où Paul nous attendait. Visite de l'établissement sous la conduite de Paul. Sophie se faisait tout expliquer, prenant aux moindres détails le plus vif intérêt. Puis nous pénétrâmes dans l'ancienne maison de Mme Cronier, maison abandonnée depuis des années et dans un état lamentable de dégradation. ll s'agissait de trouver pour Paul une installation: chambre, salle à manger, cuisine, dans la partie la plus saine de cette vieille maison et la plus proche de l'établissement. Ce n'était pas chose facile. Nous montions, descendions, remontions et la petite maman était toujours si agile, si pleine d'entrain! Grâce à elle, grâce à son bon sens et à sa netteté de vue de maîtresse de maison, nous arrivâmes à une solution qui était sans doute très admissible, en tous cas la meilleure. Toutes ces dispositions arrêtées, nous allâmes déjeuner dans la maison de Laure.

Paul et moi devions repartir à 2h30 pour Paris, Sophie à 3h55 pour Cany. Nous nous rendons tous les trois à la gare où Paul et moi prîmes congé de la chère petite maman. Ce devait être notre dernier baiser.

Ah! Cette journée, quel souvenir elle me laisse! Il semblerait par cette effusion de nos coeurs et de nos pensées qu'elle était marquée d'avance comme la dernière.

Arrivés â Paris vers 5 h nous nous rendons Paul et moi à la maison d'abord puis chez Adèle Deboudé qui nous avait invité à dîner avant le départ 7h55 pour Châteauroux. Paul me quitte pour aller gare de Lyon prendre le train qui le ramènera à Besançon. A la gare du Quai d'Orsay, nous nous trouvons réunis: Etienne, Charles Rabut et Pauline, Henri, André Deltombe et leurs soeur Marguerite et Jeanne, Henri Petit. Nous arrivons à Châteauroux vers minuit. Adèle qui avait manqué la correspondance à Motteville y arrive avec Paul Lancrenon vers 1h du matin.

Lundi 28 Août

A 10h des voitures nous conduisent à St Maur pour les obsèques de la pauvre Georgette qui se font sous une pluie battante. Nous regagnons Chàteauroux vers 3h de l'aprèsmidi. Vers 5h nous reprenons le train pour Paris où nous arrivons vers lOh. En sortant de la gare, nous apprenons par les journaux le suicide de M. Ernest Cronier.

Mercredi 30 Août

MORT DE MA PAUVRE SOPHIE. Dans la matinée, j'étais allé à l'enterrement de M. Cronier à St Philippe du Roule. Rentrant vers 1h à la maison, je trouve chez la concierge une dépêche: "Mère très souffrante pouvez-vous venir. Dernangeon". Je relis plusieurs fois cette dépêche, cherchant à comprendre et déjà atterré. Je montai l'escalier, circulai un instant dans l'appartement ne sachant au juste ce que je faisais dans mes préparatifs de départ. J'allais, avant de me rendre à la gare envoyer un télégramme disant à peu près: "J'accours envoyez renseignements détaillés gare de Rouen venez me chercher Cany". Puis, reprenant espoir, me disant qu'après tout, il ne s'agissait peut-être que d'une simple indisposition qui aurait effrayé mes enfants soucieux de me savoir éloigné, je remontais prendre mon dossier d'Henri Rousseau, travail pressé que je ne voulais pas être obligé de retourner chercher. Bien avant 2h j'étais à la gare St Lazare pour le train de 2h30. A Rouen, je me précipitais à la portière pour aller au tableau des dépêches, j'aperçois mon pauvre Henri (qui faisait ses 28 jours à Bernay) les yeux pleins de larmes. Dans son étreinte, je compris tout ce que je craignais. Il avait reçu deux dépêches, la première, semblable à celle que j'avais reçue, pour le préparer; l'autre ne lui laissait guère d'espoir de revoir sa mère. A Cany l'affreuse vérité nous fut confirmée par Albert Demangeon et Henri Petit venus au devant de nous. Ma pauvre chère amie était morte! Morte subitement, trouvée étendue dans sa chambre, et seule! Et moi qui la quittais le moins possible, je n'étais pas là!

Vers 7h la femme de chambre qui l'avait vue dix minutes auparavant dans les pièces du rez-de-chaussée, circulant et paraissant très bien - elle chantonnait même - entrant dans sa chambre, la vit allongée sur le plancher. Elle courut prévenir Louise et Albert, Emile et Georges qui envoyèrent aussitôt chercher du secours. Mme Grandjean, Melle Cornaz et un docteur de passage aux Dalles accoururent; on tenta l'impossible... La mort avait été occasionnée par une embolie cérébrale. La pauvre petite maman avait dû mourir sans s'en apercevoir, elle devait être assise travaillant et avait dû glisser doucement de sa chaise, car sa tète ne portait pas d'ecchymoses. Elle avait encore au doigt son dé à coudre et près d'elle, sur la table, sa petite corbeille à ouvrage contenant des objets de la layette du cher petit être que Louise attend prochainement.

Pauvre chère amie, ma bieniaimée, notre excursion à Rouen, notre trajet en voiture des Petites-Dalles à Cany avaient été si charmants, nous paraissions l'un et l'autre, dans l'échange de nos pensées, de nos projets relatifs à nos chers enfants, avoir devant nous encore un si long avenir, nous étions si heureux dans nos pressements de mains et les regards échangés. Dans ton bon rire, ce sourire ému qui m'était si familier, je te voyais si heureuse près de ton "p'tit homme"... nous nous faisions donc sans le savoir nos adieux, ma toute aimée...!

Toi qui avais toujours eu le bonheur d'être entourée, cajolée par tes enfants et par moi, tu est morte seule dans ta chambre, et jamais la maison n'avait été si dépourvue d'enfants; Charles et Madeleine étaient à Villers, Henri faisait ses 28 jours à Bernay, André venait la veille de retourner à Eauplet prendre la place de Paul. Et moi, parti à l'enterrement de la pauvre Georgette, je devais rester quelques jours à Paris. Louise et Albert, Emile et Georges étaient seuls aux Petites-Dalles. Mais la mort fut parait-il si foudroyante que la chère petite maman ne dut pas s'en apercevoir. Elle n'eut pas au moins, la chère aimée, les angoisses de la séparation, les souffrances d'une maladie, d'une agonie. Mais non, mais non!... Sa mort fut le digne couronnement de sa belle vie. Elle en fut aussi pour ainsi dire le complément. Jamais souffrante, jamais la plus légère indisposition, ne s'étant jamais alitée que pour ses couches dont elle se relevait très vite, elle prodiguait ses soins ses attentions aux autres avec un dévouement et une intelligence remarquable; et quelle bonté naturelle! Ni pendant sa vie, ni à l'heure de sa mort, elle n'aura eu besoin de l'assistance de personne. Et cette assistance, on eut été si heureux de la lui prodiguer! Avec toi, lui disai-je souvent, c'est un bonheur d'être malade. Pauvre cher ange! Je ne souhaitais certes pas de la voir malade à son tour, mais avec quelle ferveur j'aurais essayé de lui rendre un peu de ce qu'elle nous donnait à tous.

A présent, c'est fini! Je ne parle pas de la vie matérielle dont mon égoïsme va souffrir, ne pouvant avoir d'autres que d'elle ces soins, ces attentions infinies; mais quel déchirement! Finies nos chères causeries, nos confidences sur nos enfants, sur nos affaires; finie cette vie commune où nous nous sentions si nécessaires l'un à l'autre, elle surtout à moi qui ne faisait jamais rien sans la consulter, même pour des affaires qui ne semblaient ne pas devoir être de sa compétence. Nous étions si unis dans nos pensées, dans nos croyances, femme aimée, petite mère adorée... quel malheur!

Vers 7h nous arrivons aux Dalles. Mes chers enfants se précipitent dans le jardin au devant de moi... Et sur son lit, je vois la chère morte, la figure reposée, d'une douceur, d'une distinction, d'une beauté dans la mort comme je l'avais toujours aimée dans la vie. Ah! dans les baisers dont je couvrais son visage, je faisais passer toute mon âme, toute ma reconnaissance. J'aurais voulu qu'elle put se douter de tout ce que j'y mettais de pieuse affection.

Vers 8h Charles et Madeleine arrivent à leur tour. Le pauvre garçon n'avait encore reçu que la première dépêche. Il était encore plein d'espoir bien que très inquiet. Personne pour le préparer. Il monte directement à la chambre de sa mère, entrouvre la porte tout doucement, nous voit tous autour du lit, comprend, entre comme un fou... Oh le pauvre enfant!

Jeudi 31 Août

Vers 11 h du matin Paul arrive à son tour de Besançon. Henri Petit était allé au devant de lui à Cany pour le préparer à cette horrible chose... Nous sommes enfin tous réunis autour de la bien-aimée et ne la quitterons plus, faisant tour à tour la veillée du corps jusqu'au départ pour Paris.

Vers 7h du soir, mise en bière. Unis dans la même pensée, nous ne voullions pas attendre la plus légère décomposition des traits de la bien-aimée, nous voulions conserver le souvenir de cette belle figure que sa longue natte de cheveux se déroulant sur sa poitrine accompagnait, parait si bien.

Elle était si admirablement saine, la chère femme qu'au moment de la mise en bière, devant cet état de conservation si parfait, j'interrogeais Henri lui demandant si elle était réellement morte. Depuis sa mort, nous ne cessions de lui baiser les mains, de l'embrasser. Il fallut nous décider à laisser entrer les hommes des pompes funèbres. J'embrassais une dernière fois la toute aimée sur le front, sur les yeux, sur les lèvres, je baisais ces mains si chères, si laborieuses; après les enfants, je recommençais; quand le corps fut déposé dans le triple cerceuil on découvrit encore la tête; la pauvre petite Louise qu'on avait forcé à s'écarter pendant le transport du lit au cerceuil fut rappelée et tous encore nous défilâmes devant la bien-aimée et l'embrassames une dernière fois. La dernière fois!

Pendant tous ces jours funèbres, Pauline Deltombe qui venait depuis quelques jours seulement de s'installer chez nous, se montre d'une délicatesse, d'un dévouement admirable pour nous. La bonne petite nièce! Successivement arrivent aux Dalles: Etienne et Mathilde. Adèle qui brusque son retour de St Maur,Valentine, Marguerite et Geneviève.

Lundi 4 Septembre

A 8h du matin, réunion à la maison mortuaire. Le clergé de Sassetot vient faire la levée du corps. Service à la chapelle des Petites-Dalles. Après le service, Charles et moi accompagnons le corps jusqu'à la gare de Cany dans un fourgon des pompes funèbres d'Yvetot.

A midi 50, nous partons tous pour Paris avec mes frères et soeur qui étaient venus aux Dalles nous apporter le témoignage de leur affection.

Mardi 5 Septembre

Vers 11 h du matin, avec tous les enfants, nous nous rendons gare St-Lazare pour prendre la chère morte. Nous arrivons à St Thomas d'Aquin à midi.

Malgré l'époque des vacances, une assez nombreuse affluence d'amis et de parents. Arthur Lambert venu de Kertugal avec tous ses enfants, Henri et Valentine Villet, Jules et Clarisse Texier, Georges Leviez d'Arras, M. Connétable venu de Belfort, Blondel de Rouen, Henri Rousseau de Tourcoing.

Mercredi 6 Septembre

Je reçois ce matin une lettre de fairepart des époux Tissier, parents de Mme Maurice Bouvet, décédés tous deux à 5 jours d'intervalle, Ie mari le 18 Août dans sa 74 ème année, sa femme le 23 Août dans sa 63 ème année. C'est ainsi que nous aurions voulu mourir. Que de fois citions-nous avec envie lmes parents de mon ami Albert Lalanne morts tous deux à 3 jours d'intervalle, le survivant ignorant que son compagnon fut mort. Voir tous ses enfants établis, mariés, n'ayant plus besoin de nous, vivre tranquillement ensemble tous les deux, l'un près de l'autre à table, pour causer dans I'intimité, aller à tour de rôle chez nos enfants s'ils étaient établis en province, les recevoir le plus souvent possible et les plus nombreux possible, et finir doucement notre vie l'un près de l'autre, l'un suivant l'autre, comme les Lalanne, voilà quels étaient nos rêves. Au lieu de celà, en pleine santé, en pleine vie, en plein bonheur, cette femme admirable, cette mère adorable nous est enlevée subitement et je ne suis même pas là pour lui fermer les yeux, moi qui ne pouvais pas la quitter, qui ne pouvait m'absenter pour une affaire sans avoir immédiatement la nostalgie du retour.

Et l'on vient me dire "comptez sur le temps pour apaiser votre douleur". Mais je ne veux pas, je n'entends pas être consolé. Dans l'immense détresse qui m'accable, je songe avec une infinie tristesse que peut-être, pour moi comme pour les autres, malheureusement, le temps fera son oeuvre. Je ne veux pas l'y aider, en acceptant par exemple l'offre que me fait mon ami Gananchon d'aller passer quelque temps près de lui en Algérie. Comment une semblable idée a-t-elle pu naître dans son cerveau? Quitter mes enfants lorsque nous avons tous besoin les uns des autres. Et chercher à me distraire. Oh non, ma douce amie, que ta pensée soit toujours avec moi. Cette idée de consolation m'est odieuse, quelle ingratitude! Comme une obsession, je te vois abandonnée par nous. Et cependant c'est toi qui nous quitte, qui nous est ravie. Mais n'importe, j'ai beau me raisonner, c'est une douleur atroce. Toi, si bonne, si dévouée à nous tous, ne pensant qu'à nous, t'oubliant toujours, tu tombes et nous continuons notre route, vivant de notre vie animale, dormant, mangeant, riant même parfois!!! Il me semble que nous sommes coupables envers toi, que nous t'abandonnons dans notre égoïsme. C'est une obsssion des plus douloureuses celle-là. J'espère que le raisonnement, le temps m'aideront à la faire disparaître, car elle témoigne de sentiments faux qui ne sont pas les notres, nous qui tous t'adorions comme tu méritais, chère et douce amie d'être adorée.

Je rouvre ce carnet de douleur où par moment je viens crier ma détresse. Oh! que je souffre! Je souffre d'autant plus que j'ai pu paraître, un instant avant me remettre à la vie normale. Nos enfants sont excellents. Les pauvres enfants, je sais comme ils sont malheureux, je les ai vu sur ton lit de mort, ma bien-aimée, te couvrir de leurs carresses, te parler gentiment comme ils savaient le faire en ces douces familiarités qui te rendaient si heureuses. Ils sont rnalheureux, les pauvres enfants, mais ils me sentent, ils me devinent plus malheureux qu'eux et en souvenir de toi, ils s'efforcent d'adoucir l'amertume de ma douleur le plus souvent en me parlant de toi, me rappelant de tes paroles, de tes pensées, de tes actes qui nous remuent le coeur et nous charment; quelque fois aussi, mettant la conversation sur des choses variées et plaisantes. Et je suis entraîné à plaisanter avec eux. Mais les pauvres petits, s'ils savaient comme je paie plus tard ce semblant de gaîté... Quelle soufrance, quelle détresse de tout mon être... Oh! ma toute aimée, pourquoi m'as-tu quitté?

Le 28 Août, l'avant-veille de ta mort, tu m'écrivais en me parlant du pauvre Maurice Guibert: "C'est maintenant surtout, quand le calme de l'exitence de tous les jours s'est refait autour de lui, que le vide affreux qui s'est fait dans sa vie va sembler plus dure pour ce pauvre Maurice. Quand je vois tant de malheurs autour de moi, je ne puis m'empêcher de trembler pour notre bonheur qui jusqu'ici est si complet". Et moi-même; dans une lettre que je t'écrivais la veille de ta mort et que tu ne lus pas, parlant également de ce grand deuil, j'écrivais: "Ah les pauvres petits; que je les plains! et que je plains! Maurice! C'est le plus terrible malheur qui puisse atteindre un homme." Eh bien ce malheur m'atteint à mon tour. Tu tremblais pour notre bonheur, chère amie, pour notre bonheur jusqu'ici si complet, et me voici désemparé, anéanti dans cette détresse extrême, ma toute aimée, pourquoi m'as-tu quitté?

Lundi 11 Septembre

Ils sont parfaits nos chers enfants. lls s'ingénient à adoucir ma douleur. Quelle délicatesse chez Albert, quelle bonté lorsqu'ils décident tous deux que Louise ferait ses couches à Paris pour rester plus longtemps avec moi, pour ne pas m'abandonner.

Mercredi 13 Septembre

Matin à 8h20 avec Albert gare du Nord pour Lille. Albert rentre le soir à Paris par le train de 7h. Après avoir étudié avec H. Rousseau et l'entrepreneur les plans de la construcion à élever rue St.... je quitte Lille à 4h45 et m'arrête à Arras. Je vais en sortant de la gare chez mon inspecteur que je ne rencontre pas, puis jusqu'à la cathédrale voir le degré d'avancement des travaux. Je me rends ensuite chez Mme Leviez en passant par la rue de la Cognée devant la maison où est née Sophie où est né également son père. Albert Leviez, Charlotte et leurs enfants viennent me voir pendant le diner. Georges Leviez et Marthe viennent également dans la soirée. Je couche chez Mme Leviez.

Jeudi 14 Septembre

De bon matin,je recommence mon pieux pélerinage vers la maison de naissance de ma pauvre Sophie. Puis je vais au cimetière porter des fleurs sur la tombe de ses parents qu'elle aimait tant... Chère amie, comme je pensais à toi et quel sentiment de gratitude s'élevait en mon coeur vers tes parents qui avaient formé une âme aussi délicate que la tienne, qui m'avaient donné une femme si parfaite, si dévouée et à nos enfants une mère comme il ne peut s'en trouver de meilleure... Me voici maintenant rentré dans mon appartement de Paris. Quel vide dans tout mon être; je suis sans force, anéanti devant cette chose affreuse, ne plus te voir, répétant toujours: mais non, c'est impossible, elle va venir. Et dire que c'est fini! que je ne te reverrai jamais. Jamais! jamais, quel mot atroce dont je n'avais pas jusqu'ici compris I'horreur. Je suis comme effrayé de me sentir aussi dépourvu d'énergie, je suis lugubre.

En rentrant â Paris, je trouve Henri un peu souffrant. Il se plaignait déjà de maux de tête la veille de mon départ pour Lille. ll est resté couché la nuit dernière à la maison au lieu de retourner à "Thiers". Il passe sa journée dans un fauteuil, mangeant cependant un peu au déjeuner et au dîner. Que n'es-tu là, chère petite maman, pour soigner ton Henri! Pourrons-nous jamais te remplacer dans les attentions si délicates, si bien comprises dont tu nous entourais...

Je repense toujours au voyage que nous fîmes ensemble à Arras au mois de juin de l'année dernière, au lendemain des fiançailles de Louise, à nos promenades tous les deux à travers la ville, visitant de préférence les quartiers que tu avais habités, me faisant conduire par toi vers cette maison, N°2 rue de la Cognée, où tu es née, où ton père est né, où tu vécus jusqu'à l'âge de 11 ans. Tu m'en expliquais, du dehors, toute la disposition intérieure. Et jusqu'au cimetière où nous allâmes ensuite, ce ne fut qu'une longue causerie sur tous ces souvenirs de ton enfance. Je les écoutais avidement. Ai-je été bien inspiré en entreprenant ce voyage avec toi! Pouvais-je prévoir qu'il serait notre dernier?... En sortant du cimetière, tu me conduisis, toujours rappelant le passé, vers une grande promenade plantée d'arbres, St-Sauveur, je crois, puis nous rentrions en ville; tu constatais avec plaisir la bonne disposition de ses rues et boulevards aboutissant à la gare, tout en regrettant cependant les anciennes fortifications et leur aspect pittoresque. Nous nous quittions, tu continuais ta promenade, moi rejoignant M. Coutureau mon inspecteur, pour aller à mes affaires

Tous ces souvenirs m'accompagnaient dans ma triste promenade solitaire, mon pélerinage rue de la Cognée, ma visite sans toi à la tombe de tes parents. Oh! Ces malheureux eussent-ils souffert si tu étais morte avant eux! Eussent-ils plus souffert que je souffre? Non certes!

Vendredi 15 Septembre

Henri ne va pas mieux. Après avoir pris un bain de pieds sinapisé et de la quinine, il prend le parti de se mettre au lit vers la fin de l'aorès-midi. Je lui prends sa température vers 7h, il a 39°5. André couchera dans sa chambre la nuit remplaçant Emile qui pourrait ne pas entendre son frère s'il avait besoin de quelque chose. Vers 10h nous reprenons la température. La fièvre diminue 38°4. La brave petite Louise, malgré sa grossesse avancée s'empresse autour de son frère, comme tous ses frères du reste. Bonne petite maman, que n'es-tu là!... En dehors de la tristesse profonde que nous cause ton départ, combien tu nous manques dans les moindres détails de la vie matérielle. Toi seule faisais tout connaissais tout, et lorsqu'il s'agit de faire par nous-même, nous sommes tout désorientés. C'est ainsi par exemple que voulant disposer la veilleuse pour la nuit dans la chambre d'Henri, il ne m'a pas été possible de la trouver. Quant aux domestiques!! Ah brave petite maman, que de fois dans la journée je me mets à t'appeler: petite maman, petite maman, pourquoi sommesnous privés de ta chère présence?

Samedi 16 Septembre

Henri a beaacoup souffert des dents dans la nuit. Dans la matinée, il a moins de fièvre 38°, boit son chocolat à midi, prend un bouillon avec 2 jaunes d'oeuf dedans, se lève un peu dans l'après-midi pour qu'on fasse sa chambre. Le Dr Pascalin, dentiste, qu'Emile est allé chercher, lui perce un abcès à la gencive. Vers 6h la température est de 38°1. Vers 7h Paul arrive de Rouen pour passer la journée de dimanche avec nous et retourne à Besançon terminer son année de service militaire.

Dimanche 17 Septembre

Henri a passé une meilleure nuit température 37°9; pour déjeuner, il prend un bouillon avec 2 jaunes d'oeuf, un peu de purée de pomme de terre et du raisin. Henri se lève pour qu'on fasse sa chambre et se recouche vers 2h.

Nous allons avec Louise, Charles et Madeleine, Paul et André aux Tuileries. Albert est parti le matin pour Gaillon et ne reviendra que demain soir. La journée est très belle. Nous nous asseyons sur la terrasse en vue de la place de la Concorde. Tu aimais bien cet endroit petite mère chérie, et nous y avons passé bien des heures ensemble, seuls ou avec nos enfants. Ma pensée qui est constamment avec toi, le jour comme la nuit, se fixait plus particulièrement vers toi, ma bien-aimée et je pleurais de ne pas t'avoir à mes côtés. Pour nos enfants cependant, et en m'inspirant de toi, je ne dois pas montrer une figure trop triste, il faut parler de choses et d'autres, ils s'efforcent tellement de me distraire, les chers enfants, je dois les y aider, mais que c'est dur!

En rentrant, vers 4h1/2, nous trouvons Henri dans le fauteuil de notre chambre, il a quitté son lit. ll a toujours la joue enflée, le dentiste n'a pas suffisamment percé. ll faudra peutêtre le faire revenir demain. Dans la soirée, j'écris au dentiste Pascalin de venir demain.

A 9h d soir, Paul nous quitte pour Besançon. André devait partir le remplacer à Rouen, mais il a un peu mal à la tète et consent à rester jusqu'à demain.

Lundi 18 Septembre

Matin, Henri va mieux, mais a beaucoup souffert la nuit de sa dent. André a mal à la gorge et mal à la tète. ll ne partira pas aujourd'hui pour Rouen.

En faisant des rangements dans l'armoire de ta chambre, chère petite amie, je trouve une lettre que je t'écrivais au mois de mai, des Petites Dalles où j'étais allé passer deux jours pour les travaux de la maison d'Adèle. J'étais tout à la joie du beau temps, de la belle nature qui m'enchantait. Je décidais que dorénavant, nous viendrions tous les ans pendant les mois de mai et juin quelques jours ensemble dans notre petite propriété que nous délaissions trop. Je faisais de beaux rêves!... C'est fini,fini! Ma pauvre petite amie, comme tu me plaindrais si tu me voyais maintenant, si tu voyais dans quelle détresse immense m'a laissé ton départ. J'ai la mort dans l'âme. Ah! que cette douleur est atroce. ll est des expressions qu'on ne devrait jamais employer lorsqu'on n'en comprend pas le sens, lorsqu'on n'en a pas senti la sinistre vérité. Oh que je souffre!

Mardi 19 Septembre

Henri a mal dormi la nuit, souffrant beaucoup de névralgies; il se lève néanmoins pour le premier déjeuner. André va mieux, son mal de gorge est à peu près passé. Le Dr Pascalin vient dans l'après-midi. Je lui avais écrit Dimanche soir de venir le lendemain, majs il n'était pas à Paris et n'a trouvé ma lettre que ce matin.

Ma soeur Valentine vient me faire ses adieux. Elle repart cet aprèsmidi pour Valenciennes avec ses filles Pauline, Marguerite et Jeanne.La bonne petite Pauline a été pour nous, pendant tout son séjour d'un dévouement qui nous a bien touchés. Elle passait ses journées presqu'entières avec Louise, prenant ses repas avec nous et reconduite le soir par son frère André chez qui elle couchait.

Mes pauvres enfants sont tous charmants pour moi. Ma brave petite Louise se prodigue et veille sur moi, pensant à sa mère et aux soins dont elle m'entourait. Mais, j'ai beau faire, je conserve devant eux toutes les marques de cette profonde tristesse qui me ronge. J'ai tort, il me faudrait réagir, sans doute, mais qui m'en donnera la force? Et toi-même, ma chère amie, comment serais-tu à ma place?

Mercredi 20 Septembre

André dit aller bien et part pour Rouen à 8h 30 du matin. Henri n'a pas encore une fameuse mine, mais reprend sa vie normale.

Jeudi 21 Septembre

J'apprends la mort de mon confrère Ch. Lucas décédé à l'âge de 67 ans. Charles Lucas était à l'enterrement de ma pauvre Sophie, ce fut le premier à qui je serrais la main en descendant de voiture. Malgré la tristesse immense qui m'accable et me fait fuire le monde, j'irai néanmoins demain à ses obsèques par sentiment de reconnaissance, par sentiment d'estime également pour cet excellent confrère contre qui j'ai bataillé ferme autrefois mais comme je l'écris aujourd'hui à sa pauvre veuve, il y a peu de confrère pour lesquels j'ai eu autant d'estime. C'était un rude travailleur et un honnête homme.

Ah! qu'il est heureux lui aussi; et la première pensée qui m'est venue en ouvrant la lettre de faire-part: "Que je voudrais être à sa place!". Suis-je vraiment nécessaire à mes enfants? Ils sont grands, bien partis pour leur existence dans la vie; les plus jeunes trouveront dans les aînés des protecteurs qui, en souvenir de nous mais aussi par amour fraternel veilleront sur eux et les aideront comme si nous étions là.

Ah! Cette pensée que je ne te reverrai plus! Je ne puis l'accepter... Et lorsque je me dis: est-ce bien vrai? j'éprouve une secousse intérieure et comme un arrêt des mouvements du coeur... Je te vois toujours entrant avec ton gentil: "Bonjour papa!" qui sonne si gaiement à mon oreille. C'est donc fini celà! Et nos longues causeries que j'aimais, que nous aimions tant. Dans cette année douloureuse, je me plaignais souvent, je te disais: "je suis un homme fini, je me sens déprimé, trop de malheurs nous accablent." Et toi gentiment tu savais me remonter, tu prêchais d'exemple et ton entrain achevait de guérir un malaise passager auquel je me laissais peut-être trop facilement entraîner afin d'éprouver les douceurs de tes consolations. J'aimais tant me faire petit enfant avec toi, chère petite mère adorée! C'était si bon de t'entendre, vaillante, parler de l'avenir, parler de nos enfants, de notre bonheur. Et tout celà, fini, fini. Et quand je me plaignais ainsi, si j'avais prévu l'immense malheur dont j'étais menacé!

Je me plaignais aussi, et c'était la principale cause de ma tristesse, de mon infirmité qui en m'empêchant de suivre les conversations me séparait du monde! Mais toi, n'étais-tu pas là, si prévenante, n'attendant pas que je te le demande, et me répétant tout ce que je n'avais pu entendre, ou, si la chose n'était pas possible, en visite, me racontant, quand nous nous retrouvions seuls, tout ce qui s'était dit. Et comme tu le racontais gentiment. Passant par ta bouche, les choses qui certainement n'avaient pas eu d'importance prenaient un intérêt pour moi. Mon infirmité, tu la supprimais, et je trouvais encore moyen de me plaindre! Et maintenatt, c'est fini! fini! Oh! que je souffre!

Nos enfants sont si bons! Eux aussi, à ton imitation ont toujours été empressés à m'adoucir ma tristesse et je ne saurais dire lequel était le plus prévenant à venir en aide à mon infirmité. Ils savent combien je les aime, et ils ne m'en voudraient pas s'ils m'entendaient me plaindre comme je le fais. J'apprécie leur bonté, leurs prévenances, j'en jouis, mais toi, mais toi ma toute aimée, tu m'étais indispensable, tu me manques; tu m'étais indispensable et je t'ai perdue!... Dans les lettres si sympathiques qui m'ont été envoyées, quelques unes même bien touchantes, il a été dit que tu ne mourais pas toute entière, que je te retrouverai dans tes enfants. Oh! celà est bien vrai, et c'estce que l'on m'a dit de meilleur. Oui, tu m'as donné de bons enfants et chez eux tous, je retrouve de tes précieuses qualités et celle qui les domine toutes, la bonté!

Mais pourquoi m'as-tu étée ravie si vite? Nous avions encore tant de chses à faire ensemble, à nous dire! Marier tous nos enfants, par exemple. Comment vais-je faire sans toi? Et les petits-enfants! L'enfant de Louise, ce petit être qui va naître, pour lequel tu faisais, avec quel amour! ces préparatifs de layette, dont tu parlais avec tant d'adoration déjà, il ne t'aura pas connu! Comme mon pauvre père a été heureux d'avoir été connu de tous ses petits-enfants. Quel bonheur pour moi de savoir sa mémoire vénérée par les deux générations qui l'ont connu et aimé.

Vendredi 22 Septembre

A mon lever, chère petite amie, je viens te dire mon petit bonjour, et je reprends mon carnet, carnet commencé il y a bientôt 30 ans à la naissance de Charles, carnet sur lequel je consignais brièvement ce qui nous intéressait particulièrement, les choses de la famille, carnets que je me reprochais d'avoir la paresse de tenir si brièvement et si irrégulièrement au courant et où tu devais retrouver un jour, après moi, les souvenirs de toutes nos joies, de toutes nos tristesses, de toutes nos émotions. Car je devais mourir avant toi. Mais tu en aurais tant souffert, ma pauvre amie qu'il vaut mieux qu'il en soit ainsi. En dehors des deuils et tristesses naturelles, tu auras été heureuse toute ta vie, et ta douce mort fut la récompense de toute cette existence d'amour et d'abnégation pour ta famille. Chère adorée que je souffre!

Mourir en pleine santé, en plein bonheur, estce possible! Toi-même, créature si saine de corps et d'âme, notre providence à tous, nous a été ainsi enlevée! J'ai besoin de crier ma détresse et à qui puis-je le faire. Ce n'est pas aux indifférents; je n'aime pas étaler ma tristesse; ce n'est pas aux enfants auxquels je ne puis hélas dissimuler assez le mal dont je souffre. ll me faudrait causer d'avantage avec eux, rire même avec eux; je dois les aider à réagir, car il faut qu'ils soient heureux, qu'ils redeviennent gais: leur gaité, leur bonheur ne les empêche pas de penser à toi et d'avoir toujours pour la chère disparue le culte qu'ils avaient pour l'adorable et l'adorée petite mère que tu étais pour nous tous.

Tu m'y aidais, chère amie. Je me disais: Si je m'étais senti mourir, je t'aurais demandé d'adoucir le plus possible ta douleur en pensant aux chers enfants et de tout faire pour leur rendre la vie heureuse et gaie. C'est une condition de santé morale et physique. Tu leur parleras de moi, mais sans tristesse, en racontant combien nous nous aimions, nous les aimions...

Alors, à qui crier aujourd'hui ma détresse si ce n'est à ce carnet que j'ai toujours ouvert dans les heures les plus heureuses, les plus douloureuses, de ma vie, de notre vie...

Tout à l'heure, en revenant de l'enterrement de mon confrère Ch. Lucas, j'ai croisé le pauvre M. Delisle; plus courbé, plus vieilli que jamais, se rendant à la séance de l'Institut, de volumineux dossiers sous le bras. Lui aussi est malheureux, je n'oserais dire plus malheureux, car il me semble que l'on ne peut être plus malheureux que je ne le suis. Mais enfin, sa compagne l'a quitté et l'a laissé seul sans enfants. Sans enfants! que deviendrais-je? Le travail le soutient. C'est le travail qui m'aidera à continuer la vie, puisqu'il faut vivre. Et aussi et surtout mes chers enfants. lls s'ingénient, en me voyant si triste à m'entourer de mille prévenances. La brave et bonne petite Louise, malgré la fatigue que doit lui procurer sa grossesse avancée est là toujours, veillant sur moi, m'apportant à goûter, se faisant petite maman à son tour, voulant que matériellement du moins, je ne m'aoerçoive pas de ton absence...

Deux pesnées m'obsèdent toujours. Il me semble que nous t'avons abandonnée, toi si bonne, si dévouée pour nous tous, ne pensant qu'à nous. Je te vois restée en arrière et nous continuant notre route dans la vie sans plus nous occuper de la bien-aimée qui nous a donné le meilleur de son âme, indifférente pour elle-même pourvu que nous ne manquions de rien. J'ai l'impression d'un véritable abandon, d'une noire ingratitude... D'autre part, j'ai peur, voyant bien des maris ayant eu le malheur de perdre leur compagne et reprenant leur existence normale, sans soucis, apparents du moins. J'ai peur que le temps un jour, ne fasse aussi son oeuvre sur moi. Cette pensée m'est odieuse.

Samedi 23 Septembre

Aujourd'hui, j'ai rouvert les cartons qui contiennent tes précieuses lettres depuis l'année 1874 et j'en ai commencé, le coeur êmu, la lecture. Tu es toute en elles, Mère de famille admirable et si bonne petite femrne. Je viens de faire lire à Charles et à Louise ces lettres si charmantes de 1875, 1876,1878 et 1879 où leurs noms reviennent presqu'à chaque ligne avec le récit de leurs gentillesses et des émotions qu'ils te causent. Quelles pages précieuses pour eux, pour moi! Quelle tendresse dans ces pages bénies! Oh!Certes non, ce que j'écrivais hier n'est pas à craindre quand on possède un tel talisman contre l'oubli! L'oubli, quel mot incompréhensible quand on songe à toi.

Lundi 25 Septembre

Translation du corps de Sophie du caveau provisoire du marbrier Clammer au caveau de Pierre Petit. J'avais regretté de n'avoir pas songé à demander à ma soeur Jeanne de laisser déposer provisoirement dans son caveau le corps de la pauvre petite maman. J'appris plus tard que Jeanne avait elle-même regretté de n'avoir pas songé à me l'offrir. Comme la construction de notre caveau et du monument pourrait durer longtemps, il nous est pénible de savoir notre bien-aimée dans un caveau public et j'ai écrit à Jeanne qui m'a immédiatement envoyé l'autorisation. L'exhumation a lieu à 8h1/2 en notre présence à tous, sauf celle de Paul retenu à Besançon par son service militaire.

Mercredi 27 Septembre

Il y a aujourd'hui un mois, dimanche 27 Aôut, nous faisions tous deux ensemble cette excursion à Rouen qui devait être notre dernière promenade. Cette journée qui fut si charmante, j'en revois continuellement les détails. Le ciel était très couvert, la nuit s'était prolongée très tard. J'allumais pour voir l'heure et tu pensais à ma manie de me tenir éveillé pour regarder l'heure à tout instant lorque je devais me lever matin à heure fixe pour voyager. "Dépêchons! dis-je, il est déjà 4h35. L'obscurité du ciel me trompe. "La voiture était commandée pour 5b; il fallait s'habiller et déjeuner, ce que nous fîmes en hâte. Vers 5h1/2, nous étions enfin prêts. Le cocher, inquiet de ne pas nous voir descendre, venait frapper à la porte. Nous voici en voiture dans la rue déserte, endormie des Petites Dalles. Le temps est pluvieux, n'importe, nous faisons baisser la capote de la victoria pour mieux jouir de la fraîcheur matinale, de la vue, de la bonne odeur de la campagne. Arrivés en haut de la côte de Vinnemerville où d'habitude, en cette saison et à cette heure, quand j'allais à Paris, je jouissais des splendeurs des levers de soleil, le ciel était obstinément gris et je m'en désolais; je t'avais si souvent parlé de ce beau spectacle, des feux du ciel à travers les rideaux d'arbres des fermes, j'aurais voulu t'en faire jouir également. Mais après tout, nous pouvions le revoir un jour. J'étais tout à l'heure présente, si heureux d'être avec toi! Tu semblais heureuse aussi. Ton beau profil se détachant sur la campagne, tu avais la figure fraîche et reposée. Je ne cessais de te regarder. "Mais qu'estce que tu as donc, me disais-tu, à me regarder ainsi?" Tu le savais bien car souvent tu me posais la même question dans nos tête à tête, et ton intonnation souriante s'attendait à ma réponse: "Tu es belle!je t'admire ma chérie!" et toi de riposter de ce petit air que je connaissais si bien et qui, dans sa protestation modeste, montrait cependant que tu n'étais pas insensible à mes hommages: "Dieu que tu es bête, mon p'tit homme!". Nous fîmes ainsi le trajet des Petites-Dalles à Cany, la main dans la main, heureux comme deux amoureux, car nous avions le bonheur d'être restés toujours jeunes, causant librement de nos affaires, de nos projets, de nos enfants, du petit être qui allait bientôt nous faire grands-parents, de notre vie à deux quand nous aurions vu s'établir tous nos enfants. C'était là un sujet fréquent de nos causeries. Nous irions chez les uns et chez les autres, nous les recevrions surtout, et ta grande préoccupation était d'avoir le logis capable d'en recevoir le plus grand nombre à la fois. Le cocher nous tournant le dos, personne en vue dans la campagne, aux pressements de main s'ajoutaient de bons baisers pour ponctuer notre entretien. " i on nous voyait, me disais-tu, on nous trouverait bien ridicules... à nos âges!" - "et toi, me trouve-tu ridicule?" - Ah! la bonne réponse que je recevais, et quel sourire attendri! Chère petite amie!

Arrivés à Rouen vers 8h1/2, je te demandais où tu voulais que je te conduisisse à la messe. Je n'aurais pas voulu, tu le savais bien, t'empècher de remplir tes devoirs religieux. Ta religion n'était pas celle de tant de catholiques, elle était tienne et par conséquent si belle, si noble, si respectable! Nous prîmes en sortant de la gare le premier tramway qui se présenta. Rue Jeanne d'Arc, à la hauteur du Palais de Justice, nous descendîmes afin d'aller voir la belle façade de la cour, et nous arrivâmes à la cathédrale. A l'autel du transept nord, un prêtre achevait sa messe.Notre station ne sera pas longue, pensai-je. Mais un autre prêtre, précédé d'un enfant de coeur, passa devant nous et tu me fis signe de suivre. Nous allâmes dans le transept sud. Tu riais malignement de ma déconvenue et lorsque la loueuse de chaises se présenta, je te l'adressai en te soufflant à l'oreille: "Ah! pour ça non, c'est toi qui régles." Je me promettais bien quand je serais de retour de m'amuser avec les enfants en racontant l'histoire de cette double messe que tu m'avais servie... Nous sortîmes par le portail sud, riant beaucoup, toi de la tête que tu m'avais vu faire, moi de la manière dont les deux prêtres avaient dit leur messe, préférant de beaucoup le premier qui avait enlevé la sienne en "cinq sec". Et gentiment, tu me boudais, me gourmandant de mon impiété et des bêtises que j'ajoutais. Tout en descendant gaîment la rue qui nous conduisait vers la Seine, je te faisais retourner de temps en temps, mais surtout à son extrémité, pour admirer l'aspect pittoresque de cette rue étroite et montante avec son décor de fond splendide.

Dans la précipitation du départ des Dalles, tu avais oublié tes gants; je t'offris les miens, mais comme tu voulais me les rendre pour continuer mon voyage, et puis ils sentent le tabac,dis-tu à Louise en lui racontant ton voyage, tu entras dans un magasin et en sortis longtemps après, toute scandalisée de la lenteur de ces braves négocients de province à vous servir. Nous arrivâmes vers 11h à Eauplet où Paul nous attendait, étonné de ne pas nous voir arriver. Je lui racontais, en l'amplifiant l'histoire des deux messes. Après un moment de repos dans le bureau et de causerie avec le comptable M. Mathieu, nous commençâmes, sous la direction de Paul, la visite de l'établissement. Tu y prenais un intérêt extrême, te faisant tout expliquer avec cet entrain, cette bonne humeur que tu mettais toujours lorsqu'il s'agissait pour toi d'apprendre des choses nouvelles, de te rendre bien compte des explications. J'avais plaisir à te voir si gaie, si alerte. Après la visite de l'établissement, visite de l'ancienne maison de Mme Cronier. C'était le but principal de ton voyage pour étudier la possibilité de créer un logement pour Paul à son retour définitif du régiment le 1er Octobre. Là encore, tu étais infatigable, montant, descendant les escaliers et tes conseils étaient toujours les meilleurs tu en recevais nos félicitations gaiment empressées, petite maman, avec cette bonne figure si fine, si souriante que nous adorions en toi. Nous déjeunions tous trois dans la maison de la pauvre Laure. Après un moment de flânerie, nous partions vers la gare. Paul et moi devions prenre le train de 2h1/2 pour Paris, Paul retournant à Besançon, moi allant à Châteauroux aux funérailles de la pauvre Georgette Guibert; toi,tu ne devais prendre que le train de 4h pour retourner aux Dalles. Nous quittions à la gare... Je ne devais plus te revoir!

Ah combien avait été douce cette dernière journée passée ensemble! Que j'ai été bien inspiré la veille de te proposer de m'accompagner à Rouen. Paul ne t'avait pas vu depuis l'avant-veille du mariage de Charles, il avait été obligé de nous quitter, son congé expirant, Charles se mariait le 27. Comme le pauvre garçon eut été malheureux de t'avoir quitté depuis si longtemps. Il eut au moins la joie de cette visite dont il conservera un souvenir radieux, car tu paraissais si heureuse petite mère chérie! Et maintenant c'est fini! Que de fois dans la journée cette pensée de l'irrémissible me hante et m'étonne dans un sursaut douloureux! Oui c'est fini, fini!... Je ne te reverrai plus chère et douce amie, ma toute aimée!

Après-midi - Je reviens du cimetière où je voulais aller porter des fleurs sur ta tombe. En route, j'ai rencontré l'excellent ami Flachiron qui m'a demandé si il n'y avait pas d'indiscrétion à m'accompagner. J'y retournerai demain te porter mes fleurs, c'est le jour anniversaire de la naissance de notre premier enfant.

Jeudi 28 Septembre

Charles a 30 ans. Naissance de Suzanne Sophie Eugénie Demangeon à 9h30 du soir.

Je ne puis pas dire chère petite amie que ma pensée se reporte plus particulièrement vers toi en ce jour d'anniversaire de la naissance de notre premier enfant, car depuis l'affreux malheur qui m'a frappé, tu es toute en moi, je vis en toi, de souvenirs hélàs! Hier, en retraçant tous les détails de cette délicieuse journée du Dimanche 27 août, j'arrivais à me figurer que j'étais encore avec toi mon esprit se détendait et j'éprouvais une sorte de bien-être à me laisser aller à ces rêves, mais après la triste réalité me reprenait. Vers la fin de l'après-midi, quel noir affreux dans mon âme...

Louise a eu une alerte cette nuit. De bonne heure Albert a envoyé Emile chercher la sage-femme. Sur les indications de cette dernière, Emile va chercher la garde et la ramène vers 8h du matin. La sage-femme Melle Cochard arrive à son tour vers 8h1/2. La délivrance de Louise aura lieu très probablement dans la journée. Sans cet affreux malheur, tu serais en ce moment près de ta fille, chère petite femme, à veiller aux derniers préparatifs et bien émue, pauvre chère amie!

Après déjeuner été avec Charles, Henri et André porter des fleurs sur la tombe de la petite maman.

Délivrance de Louise à 9h30 du soir. La pauvre petite Louise a bien souffert. Louise avait encore déjeuné avec nous. A la fin de l'après-midi vers 5 ou 6h la sage-femme la fit coucher et les douleurs commencèrent bientôt. Nous dinâmes rapidement avec les enfants Henri et André et la garde. Charles avait emmené Emile et Georges dîner chez lui. Albert et la sage-femme restaient près de Louise. Je revins ensuite dans les chambres et restai dans un coin suivant avec émotion les gémissements de notre chère petite, pensant à toi, chère amie...

La petite Suzanne, mise sur le plateau de la balance nous donne le poids très respectable de 3Kg750. Sa maman, quand nous l'avions pesée le deuxième jour de sa naissance pesait 3Kg220. La nuit fut bonne pour Louise.

Le lendemain matin Vendredi, Albert alla faire la déclaration à la mairie du 7éme Arrdt rue de Grenelle. Le médecin vint bientôt après constater la naissance et le sexe. Après le déjeuner, Albert, Charles et moi-même allâmes à la Mairie faire dresser l'acte et signer.

Charles avait apporté comme cadeau à sa nièce un globe terrestre de la dimension d'un petit ballon qu'il suspendit à la flèche du berceau. Albert et tout le monde s'amusèrent bien de cet hommage à la fille d'un professeur de géographie, puis on prit un carnet de bal, et chacun des oncles s'inscrivit pour une valse, Albert s'inscrivant pour le menuet et l'on remit entre les mains de Mlle Suzanne dans son berceau, carnet et crayon. Tu aurais bien ri de toutes ces gentilles plaisanteries et je te vois chère amie en prendre ta part. C'est une remarque que nous faisions tous, car l'arrivée de la chère petite Suzanne ne te fait pas oublier, au contraire.

Samedi 30 Septembre

Mme Demangeon vient passer la journée à Paris faire connaissance avec sa petite-fille. Elle est bien gentille la petite Suzanne et quand elle pleure elle a un cri si plaintif, si doux, si convaincu en même temps. Avec mille précautions je lui ai coupé deux petites mèches de ses cheveux si fins, une mèche pour Louise, une mèche pour Mme Demangeon. J'ai beau recommander aux enfants de laisser leur soeur et leur nièce un peu tranquilles, la chambre est continuellement envahie. On vient s'extasier autour du berceau... Et toujours je te vois en pensée ma pauvre petite femme faire chorus avec nous et menacer les importuns, mais si gentiment, de les mettre à la porte et de laisser reposer la petite nièce. Oh! ma chère petite femme, que n'es-tu avec nous! La joie serait si grande! tandis que pour moi, malgré mes sourires et mes agaceries à cette gentille enfant, la souffrance est trop grande! Quel épouvantable chose!

Paul nous avait annoncé son retour de Besançon pour l'heure du dîner. Une nouvelle dépêche nous informe qu'il se rendra s'abord à Lyon sur la demande de M.Blondel pour voir un client de l'établissement d'Eauplet.

Dimanche 1er Octobre

La petite Suzanne fait la joie de tous. Pourquoi manques-tu à cette fête, ma chère Sophie? Ce cri, mon coeur le pousse à chaque instant. Je te vois toujours avec nous, par la pensée seulement hélàs! Ce matin, ton grand Charles, avisant le petit chapeau de Suzanne se l'était mis sur le poing, avait dessiné une figure sur le revers de sa main et entourant son bras d'une petite couverture était entré dans la chambre de Louise pour lui présenter sa fille. L'effet était des plus drôles avec les mouvements du poignet s'abaissant et se relevant! Tout le monde riait aux larmes et je pensais à ton bon rire si franc. Comrne tu aurais ri toi-même aux larmes suivant ton habitude! Mais non c'est fini ces bons rires que nous aimions tant, fini à tout jamais!

Eté dans la matinée avec Charles, Henri et André chez Chaplain pour voir la mise en place de l'agrandissement que je fais faire de ton portrait pour être exécuté en marbre blanc sur ta tombe. Le médaillon mesurera 0m50 de façon que la tête soit grandeur nature.

Lundi 2 Octobre

Dans l'apès-midi, été avec Charles et Chaplain au cimetière Montparnasse. Chaplain m'avait demandé de le conduire à l'emplacment du futur tombeau et de faire une promenade ensemble dans le cimetière.

André reprend ss cours à l'Ecole Centrale. Il entre en 2deuxième année.

Mardi 3 Octobre

De grand matin. Paul arrive de Lyon où il était allé passer la journée du lundi pour les affaires d'Eauplet, en quittant Besançon. Il repart le soir à 9h30 pour Rouen où il va s'installer définitivement et prendre en main, avec le concours de Blondel, la direction continue de l'établissement.

Emile et Georges rentrent au Lycée, Emile en Philosophie, Georges en Mathématiques Elémentaires, à Louis Le Grand.

Mercredi 4 Octobre

Tes lettres, tes chères lettres, ma pauvre amie, j'en ai commencé la lecture depuis l'année bénie de notre mariage en 1874. Cette lecture est trop poignante et je reste quelque fois plusieurs jours sans reprendre ces bien chers feuillets dont chaque ligne retrace notre bonheur. Je revois ces heures délicieuses, te revoyant au milieu des chers petits, du bon gros Charles d'abord, de la petite Louise, d'Henri, de Paul. J'en suis à la naissance de Paul. Ces lettres respirent la bonté, le dévouement et une si tendre affection pour eux, pour les benjamins, car tous étaient benjamins, et pour moi. Mon émotion est si forte en revivant ces souvenirs que je m'arrête souvent, fermant le portefeuilles, je souffre trop.... Ce petit cahier ne dira jamais mes souffrances. C'est quand je suis seul surtout, soit dans la rue, soit dans ma chambre,l a nuit, je suis tout avec toi, avec ma profond douleur. "Ce n'est pas possible, ce n'est pas possible", ce cri m'étouffe toujours. J'étais si bien préparé à partir le premier. Je m'étais même excusé près de toi du chagrin que celà te ferait. Je n'ai jamais pensé que cette souffrance horrible me fut réservée... Il vaut mieux certes qu'elle soit pour moi. Je n'oserais pas dire qu'elle eut été moins douloureuse pour toi. Ce serait méconnaître profondément la tendre affection que tu m'as toujours témoignée et qui ressort si vive de tes lettres. Mais il me semble qu'une femme peut vivre sans son mari, elle est elle-même une créature complète, tandis qu'un mari sans sa femme est un être absolument perdu dans la vie. Je parle pour moi du moins. Tu m'étais si précieuse, j'avais tellement besoin de toi, de tes conseils, tu m'avais tellement gâté par la sûreté de ton jugement, par ton affection si réconfortante pendant les moments de tristesse que je ne peux plus vivre sabs toi. Dans une de tes lettres, chagrine de mon absence, tu t'appliquais gentiment le mot de ton Père après la mort de sa femme: "Je suis un volume dépareillé." Et moi, que suis-je aujourd'hui? Et quand je me plaignais près de toi, de quoi pouvais-je bien me plaindre? de mon infirmité? mais toi, tu la supprimais par tes prévenances. Je me plaignais, mais je ne savais pas ce que c'était que la douleur! Oh! que je voudrais revivre quelques unes de ces heures du passé! Je ne savais pas ce qu'était la douleur, mais je ne connaissais pas non plus mon bonheur. Oh ma bien-aimée, t'ai -je réellement bien montré combien tu m'étais chère, combien je t'adorais?... Quel vide! et comme j'entrevois l'avenir avec terreur! Déjà quatre de nos enfants ont quitté le toit paternel. Dans leur bonté pour moi, ils y reviennent souvent. Ils y reviennent le plus qu'ils peuvent, mais forcément, et c'est la vie, leur présence se fait de plus en plus rare. Ils se créeront une famille et se devront avant tout à leur famille, à leur avenir. Je les y pousserais moi-même s'il en était besoin...

Dans deux ans, André m'aura quitté à son tour. Deux ans! C'est si vite passé! Puis Emile et Georges suivront, et je me trouverai seul! Seul! Lorsque j'entrevoyais cette époque, avec mélancolie sans doute, mais avec cette sorte de bonheur égoïste d'être seul près de toi à jouir de toi en essayant de te rendre un peu par mes attentions tous les soins, tout le bonheur que tu nous avais si libéralement donnés. Et alors, je me voyais m'éteindre tout doucement dans tes bras en te demandant pardon de partir le premier, de te faire cette peine... J'en ai peur, je vivrai longtemps traînant ma douleur et attristant l'existence de nos enfants si bons. Dans mes moments de découragement, je pense à eux, je penserai toujours à eux et à toi. Donne moi un peu de courage, chère amie, je dois continuer ta tâche, je le sais, je me dois à mes chers enfants. Je sens qu'ils seraient si malheureux si je disparaissais aujourd'hui. Que tu es heureuse, ma pauvre amie de n'avoir pas souffert ce que je souffre!

Jeudi 5 Octobre

Après une assez bonne nuit et après la visite de Mlle Cochard qui l'avait trouvée bien, notre petite Louise a été prise d'un accès de fièvre qui inquièta si fort Albert qu'il alla prier Mlle Cochard de revenir. Mlle Cochard revint vers 1h, ordonna quelques cornpresses. Dans l'après-midi, Louise était bien. Le soir, un peu de reprise de fièvre.

Vendredi 6 Octobre

La nuit a été très bonne pour Louise. Petite Suzanne a été très sage.

Samedi 7 Octobre

Louise continue à se bien remettre. Ses nuits seulement sont troublées par des rêves. Pauvre petite! Comment pourrait-il en être autrement. Ce bonheur dont elle devait jouir, avoir sa mère pour l'assister, lui être si brutalement enlevé!... J'ai passé toute ma journée à relire la correspondance échangée entre nous en 1894-95 pendant le séjour à Pau. J'en avais pris les précieuses lettres ce matin je n'ai pu m'en détacher et toute la journée, je l'ai passée avec toi, ma chère petite amie, toujours prête au sacrifice lorsqu'il s'agissait de tes enfants, n'hésitant pas à quitter ton chez toi pour aller au loin créer un autre intérieur parce que la santé d'un de tes enfants le demandait. Quelle tendresse dans tes lettres aux absents! Quelle joie à la pensée des visites que nous allâmes te faire! Et quand tu quitta Charles au mois de Février pour rentrer à Paris, malgré le plaisir du retour, quelle émotion de quitter ton cher grand! Je me rappelle tout celà: tes lettres m'ont fait revivre cette époque où nous sortions heureux d'un mauvais rêve, d'un moment d'inquiétude.... Après cette lettre si passionnante, j'étais absolument brisé, je suis sorti errant le long des quais, souffrant horriblement de ma solitude, sanglotant après toi chère et douce amie... Aujourd'hui, en notre nom à tous deux, je remets à Albert et Louise pour notre petite Suzanne un billet de 500 Frs qui formera le fond de sa petite bourse. Albert prend au nom de sa fille un livret de la Caisse d'Epargne.

Vers 7h du soir, Paul nous téléphone de Rouen qu'il arrivera à 11h à Paris pour y passer 3 jours pour les affaires de l'établissement, visiter la clientèle etc....

Dimanche 8 Octobre

Nos enfants sont si bons que mon devoir est de surmonter vis à vis d'eux l'affreuse tristesse qui me ronge. Je m'y efforce de mon mieux pour répondre à toutes les attentions qu'ils ont pour moi dans ma détrese. La petite Suzanne est l'occasion toute naturelle de me dérider et de dire mille folies à la chère petite. Mais ta pensée ne me sépare pas d'elle et j'ai toujours envie de lui parler de la bonne maman qui l'eut tant caressée et aimée.Ce que je ne manquerai pas de faire dès qu'elle saura comprendre. Elle aura grâce à nous tous, la chère petite, la vénération qu'elle eut eu pour toi, d'elle-même si elle t'avait connue.

Au lendemain du mariage de Louise, notre Henri te voyant si triste venait malgré ses occupations si absorbantes te tenir compagnie tous les jours, déjeunant avec nous, cherchant, par sa délicate affection, non pas à te faire oublier le départ de ta fille, mais à adoucir ton chagrin. Le brave enfant fait de même avec moi, avec quel bonté, quel dévouement, tu t'en doutes bien chère aimée. Mais je songeais aujourd'hui avec effroi qu'un jour viendrait où tous ces chers enfants me quitteront, et alors, je serai seul, seul! Ah ce jour-là mon existence ne sera plus utile à personne. Si je pouvais comme toi disparaître subitement!

Lundi 9 Octobre

Cet après-midi, en sortant du cimetière, j'ai rencontré un de mes amis, G.Duval, qui, très affectueusement me parle, me souhaitant beaucoup de travail pour "oublier". Oublier! mais je ne le veux pas, et ne le pourrais pas du reste! La douleur est de plus en plus cuisante, le vide s'agrandit chaque jour. Les hommes d'état peuvent trouver l'oubli, peut-être, dans leurs travaux, mais je suis moins un homme d'étude qu'un sensitif que les plus petites émotions ont toujours vivement secoué. Qu'est-ce donc aujourd'hui devant cette immense détresse! Que de fois t'ai-je dit, chère bien-aimée: "Si je ne t'avais plus, je ne sais ce que je deviendrais". J'en souffrais à l'avance et tu m'apaisais par un baiser. Je souffrais et pourtant je n'y croyais pas à ta disparition, convaincu que j'étais que je partirais le premier. Et il faut taire ma souffrance. Mon seul confident c'était toi... Et l'on sent si bien l'inanité de ses plaintes! Ne pouvant, ne voulant pas les crier, elles m'étouffent. Je ressents par instant comme une syncope, il me semble que je sors d'un rêve, d'un affreux cauchemar et que tu vas reparaître avec ton bon sourire avec ta gentille salutation dont j'entends toujours la douce et musicale intonation: "Bonjour papa". Ah ce "bonjour papa" je me le redis toujours avec émotion tellement je te retrouve tout entière; ta bonté, tes prévenances, ton coeur ce "bonjour papa" disait tout. Je voudrais pouvoir noter la phrase en musique. Tu appuyais un peu sur la première syllabe Bon-jour papa et il y avait une telle câlinerie dans tout l'ensemble. Et le bonjour papa se continuait toujours par un baiser donné et rendu. Car jamais ni l'un ni l'autre ne nous quittions, ne sortions sans venir prévenir celui qui restait. Et tout celà est fini! plus jamais, jamais! Quel son horrible a ce mot jamais! Et à qui crier ma douleur! Mes enfants seuls me comprendraient. Les pauvres enfants, je leur montre déjà ma figure trop lamentable, je voudrais ne jamais me plaindre devant eux, et je ne le puis malgré tous mes efforts. Il faut cependant me taire. C'est toi qui me le dis: "aie pitié d'eux, ne les fais pas souffrir, tu me donnera ainsi la meilleur preuve d'affection". J'essaierai, chère bien-aimée...

Paul repart à Rouen par le train de 5h.

Mercredi 11 Octobre

Eté à Rouen pour la signature du bail avec promesse de vente de l'établissement d'Eauplet.

C'est à Rouen que se passèrent mes dernières heures avec ma chère Sophie, le Dimanche 27 Août. En me rendant aujourd'hui à Eauplet, je refais le même trajet que nous avions fait ensemble si gaiement dans cette dernière journée. Toujours pensant à toi, ma bien-aimée, je passe devant le Palais de Justice et suivant les mêmes rues, j'arrive à la cathédrale où je pénêtre, faisant une station au transept nord, puis au transept sud et me dirige ensuite vers les quais, descendant cette rue de l'épicerie dans laquelle nous nous retournions de temps en temps pour admirer le portail puis le décor général formé par les petites rues et la cathédrale. J'étais plein de ton souvenir, regardant tristement tout à l'entour, seul aujourd'hui!

Déjeuner avec Laure et Paul. Après déjeuner, examiné avec Paul ses travaux d'installation dans l'ancienne maison Cronier, puis été chez le notaire avec Laure et Paul où nous retrouvons Ch. Renard et Blondel, pour la signature des pièces. 5h je repars pour Paris par le train de marée.

Jeudi 12 Octobre

8h20 avec Charles gare du Nord départ pour Lille. Arrivée à 11h15. Eté avec H. Rousseau, rue St Génois, voir commencement des travaux de terrassement, puis déjeuner chez sa fille Mme Reynaert, puis longue séance chez l'entrepreneur Joncques pour causer du projet et de la dépense. A 4h45 départ avec Charles. Charles s'arrête à Arras pour dîner chez Mme Leviez avant de regagner Paris. Je vais à Valenciennes où j'arrive vers 7h. Je tenais à voir Célestin pour prendre son avis au sujet des affaires de succession.

Vendredi 13 Octobre

8h43 le matin, je quitte Valenciennes et arrive à Paris à midi 5. Je trouve tout le monde en bonne santé à la maison; la petite Suzanne est pourtant un peu enrhumée.

Bien que ton souvenir ne me quitte pas un instant en voyage, je n'éprouve pas ce sentiment d'oppression et d'isolement qui m'accable à Paris et surtout dans l'appartement. J'avais l'habitude de voyager seul, pour mes affaires, en attendant le plaisir que je croyais prochain où je t'aurais décidée à m'accompagner. Mais enfin, j'étais presque toujours seul, il n'y avait donc pas de changement dans mes habitudes. C'est en rentrant dans l'appartement que je retrouvais les angoisses de la séparation. Instinctivement je vais vers ta chambre pour te saluer, et ma douleur redevient plus cuisante; je ne comprends plus que j'ai pu prendre part librement à la conversation générale, causer et même rire avec les autres, me montrer sociable. Et cependant il le faut, il le faut pour nos chers enfants, il le faut si je ne veut pas lasser les autres par ma tristesse et faire tort ainsi à mon cher entourage. L'exemple de ma belle-soeur Laure doit toujours être présent à ma pensée. La pauvre femme souffre et le fait voir. On trouve qu'elle le fait trop voir, et le monde est ainsi fait que tout en la plaignant, nous supportons difficilement sans fatigue ces plaintes continuelles. C'est de l'égoïsme, mais c'est si humain! Moi-même qui sais cependant maintenant ce que c'est que la douleur et combien ce sentiment est respectable et digne de pitié, je redoute ces visites et ces entretiens dont je sors brisé. Il ne faut pas lasser la pitié des autres. C'est à quoi je veillerai.

Samedi 14 Octobre

Charles et Madeleine partent à 5h de l'aprèsmidi pour Rouen où ils vont passer la journée de Dimanche avec Paul et leur tante Laure.

Dimanche 15 Octobre

Louise se lève pour la 1ère fois. Elle reste dans son fauteuil presque tout l'après-midi.

Lundi 16 Octobre

Mlle Cochard vient vacciner la petite Suzanne. Elle fait à Louise une dernière visite. Départ de la garde.

Mardi 17 Octobre

Anniversaire de la naissance de Sophie. Je vais au cimetière porter des fleurs.

Samedi 21 Octobre

Dans la profonde tristesse qui m'accable, il est des pensées que je n'ose confier à mon cher petit carnet, ce carnet que tu devais trouver après ma mort et qui t'aurait rappelé quelques unes des émotions joies ou tristesses de notre chère petite famille. Ce carnet que je me reprochais toujours de trop négliger est aujourd'hui sans but. C'est lui que cependant je reprends pour te crier ma douleur; mais il fait parfois si sombre dans mon âme que j'ai peur de mes pensées. Je laisse carnet et plume pour souffrir silencieusement...

Oh ma bien-aimée, s'il m'était donné seulement de passer encore avec toi une journée, une heure seulement pour te donner toute mon âme, pour te dire ma reconnaissance, mon admiration, mon amour! Mais non, cette hjeure serait trop cruelle. Au moins toi, tu es partie sans souffrance, en plein bonheur. Tu m'as laissé des enfants adorés, adorables de bonté, je dois refouler toutes mes sombres pensées et vivre pour eux. Ton image chérie, ton souvenir, ta vaillance m'y aideront.

Hier Vendredi, je recevais la visite de Célestin. Il revenait de St-Lô où Mardi dernier 17 (anniversaire de ta naissance) il avait assisté à la prise d'habit de sa fille Marie Deltombe. C'était un deuil également que cette séparation définitive d'un enfant. Mais deuil bien facile à supporter, me semble-t-il, à supporter pour des catholiques fervents comme ils le sont dans la famille.

Le soir, le pauvre Maurice Guibert est venu me voir. Le pauvre garçon veuf avec trois enfants si jeunes! Il est bien malheureux, mais il fait preuve d'un grand courage. Je le plains de toute mon âme. ll est jeune et je suis vieux. ll doit faire l'éducation de ses enfants. Mes enfants sont tous élevés. L'énergie que sa jeunesse et ses devoirs lui donnent font absolument défaut à ma pauvre âme désemparèe. Je n'ai plus la force de réagir. J'éprouve une sorte de jouissance douloureuse à cette souffrance qui m'étreint à toutes les heures du jour et de la nuit que je dorme ou que je veille. Parfois dans la rue, je me surprends murmurant en sanglotant: petite maman, petite maman...

Dimanche 22 Octobre

Oui, il faut réagir, et ta pensée doit toujours être présente pour m'y aider. Aujourd'hui après déjeuner, j'ai emmené les enfants faire une promenade. Charles et Madeleine, Henri, André, Emile et Georges. Albert tenait compagnie à Louise et petite Suzanne qui ne sont pas encore sorties. Le temps était superbe. Nous sommes allés prendre le bateau et descendus à Sèvres, nous avons fait cette jolie promenade que tu aimais tant, que nous aimions bien tous deux et que nous avons souvent répétée. Longeant à l'intérieur le mur du parc de St Cloud, nous sommes allés jusqu'à Marnes, puis rentrant dans le parc, nous dirigeant vers Garches, nous avons regagné, par un grand circuit la pièce d'eau de St-Cloud. Retour par le tramway. L'après-midi fut très belle, fraîche mais bien ensoleillée, les arbres étaient encore bien fournis en feuilles et commençaient à prendre leur riche décor d'automne, les ors éclataient partout, la nature se parait magnifiquement. Ta pensée ne me quittait pas et j'étais dans cette promenade pleine de tes chers souvenirs, en communion d'idée avec nos enfants. Et je me disais: Devant cet effort pour vaincre ma torpeur et sourire avec les enfants, ma petite femme, si elle pouvait me voir, serait contente de moi. Chère, bien chère petite maman!

Mardi 24 Octobre

Ma soeur Adèle quitte Paris et va s'installer au Mans près de son pauvre fils Maurice: elle garde son appartement à Paris où elle ne reviendra que faire des apparitions. Jusqu'au jour où Maurice ser nommé à Paris.

Mercredi 25 Octobre

Hier j'ai reçu une longue et bonne visite de mon ami Albert Lalanne. Nous nous revoyions pour la première fois depuis le jour des funérailles. Souffrant de la même douleur, nous étions sûrs de nous comprendre. Je racontais à Albert les détails de cette fatale journée du 30 août et la dernière journée que je passai avec toi ma bien-aimée! Je lui dis le rêve que nous faisions souvent: après avoir assuré le bonheur de nos enfants, vieillir ensemble et disparaître comme ses parents à quelques jours d'intervalle, le survivant ignorant jusqu'à son dernier soupir la mort de son compagnon de vie. Ce souvenir émut beaucoup mon ami Albert. Il me dit aussi: "mon pauvre ami, je te plains de toute mon âme; quant à moi, il y aura demain 2 ans que j'ai eu pareil deuil, il ne se passe pas de jour que matin et soir je ne pleure."

Vendredi 27 Octobre

Louise fait sa première sortie.

Dimanche 29 Octobre

ANNIVERSAIRE DE NOTRE MARIAGE.

Nous aurions fêté aujourd'hui le 31 ème anniversaire de notre mariage! Avec les enfants: Charles et Madeleine, Louise et Albert, Henri, Paul arrivé la veille au soir de Rouen. André, Emile et Georges, nous nous rendons au cimetière près de toi, chère petite maman. Le matin, comme tous les ans à pareille date, j'étais allé chez le fleuriste prendre de ces beaux chrysanthèmes que tu aimais tant. J'en pris deux, j'en gardais un pour mon cabinet près de ton portrait, je portais l'autre sur ta tombe avec les roses que Laure m'avaient envoyées par Paul. Il y a 31 ans, nous allions ensemble débuter dans cette vie que, malgré toute notre foi l'un dans l'autre, nous ne pouvions prévoir si belle. Que de disparus depuis le 29 Octobre 1874! Nous étions 42 convives chez Véfour, 26 ne sont plus!

Mardi 31 Octobre

Baptême de la petite Suzanne à St Thomas d'Aquin. Mme Demangeon est la marraine, moi le parrain. Assistent à la cérémonie: Louise et Albert, Mme Demangeon et moi, Charles et Madeleine, et Henri. La petite bonne bretonne Catherine portait la petite Suzanne comme le St Sacrement, elle semblait convaincu d'un grand rôle à remplir. Petite Suzanne fut très sage; à vrai djre, elle dormit tout le temps, on ne vit pas ses yeux. Paul arive le soir de Rouen pour passer la journée du lendemain avec nous.

Mercredi 1er Novembre

Dans la matinée, nous allons tous au cimetière.

Jeudi 2 Novembre

Albert nous quitte pour retourner à Lille.

Vendredi 3 Novembre

Les jours s'écoulent toujours dans la même tristesse. A certaines heures, je me sens complètement anéanti. Malgré l'affection si tendre et si présente de nos chers enfants je vois noir, rnais si noir! Et je comprends tout ce qu'il y avait de vrai dans ces marques de compassion données simplement par Théophile Lericolais: "vous devez bien vous ennuyer" et par un entrepreneur: "ça, c'est embêtant"! Oh oui, l'ennui me ronge, je n'ai de courage à rien, je me sens vide, et dans l'entourage chéri de nos enfants, ton absence me semble peut-être encore plus cruelle que lorsque je suis seul... Si elle était là! pourquoi n'est-elle plus là?... Toutes les fois que je me penche vers la petite Suzanne pour la caresser et lui parler, ton cher visage se met toujours entre nous, et c'est toujours en pensant à la chère petite bonne maman que je l'embrasse. Chère petite que tu n'auras pas connue, je veux au moins qu'elle te connaisse plus tard par nos récits, le rappel de ta bonté, de ton dévouement par la vénération qu'elle verra en nous pour ta mémoire chérie.

Samedi 4 Novembre

Nous avons souhaité aujourd'hui la fête de ton grand et bon Charles. De grand matin, j'étais allé chez lui l'inviter à déjeuner avec Madeleine. André avait pu quitter l'Ecole Centrale à midi, nous l'avions attendu. De tous les enfants, Paul seul manquait, retenu à Rouen. J'ai dû faire un grand effort sur moi-même pour nr pas éclater en sanglots en remettant à notre cher enfant des fleurs et en l'embrassant d'abord "pour maman" lui ai-je dit en le serrant dans mes bras.

Le matin, j'avais reçu une bonne lettre de Louise. Elle protestait contre le mot: chère disparue que j'avais employé en parlant de toi. Avec son imagination de croyante elle ne voit dans la mort qu'une séparation momentanée... Ah! les croyants sont bien heureux et je comprends leur résignation dans la douleur. Qu'estce en effet cette séparation à côté de l'éternité qui est réservée plus tard à leur union! Mais pour ceux qui ne croient pas à ces choses surnaturelles, la mort est bien la fin de tout. Je t'ai quittée pleine de vie, de tendresse et d'amour je te retrouve morte! Tu as disparu, pauvre chère amie, et pour toujours! Cette pensée atroce que je ne te verrai plus me rend le cerveau vide. Je ne puis comprendre!

Mercredi 8 Novembre

C'est aujourd'hui l'anniversaire de mariage de notre petite Louise.Il y a un an, nous étions encore si heureux. Petite mère était sans doute bien impressionnée du départ de sa fille, mais cette douleur devait forcément s'apaiser. Le mariage se faisait dans des conditions de sécurité parfaite pour le bonheur de notre enfant! La suite l'a bien prouvé! Intelligence et coeur, Albert en était largement pourvu, et bien vite, tu as su comprendre, chère petite mère que ta Louise serait heureuse et cette douleur de la séparation dont tu me déclarais ne pas vouloir être consolée s'est apaisée comme par enchantement pour faire place à la joie la plus sincère. Le séjour aux Petites-Dalles l'a bien prouvé. Jamais tu ne t'étais sentie si pleine d'entrain que dans ces derniers jours. Et quelle jeunesse! tu faisais l'admiration de tous! Et brusquement tu disparais, tu t'arrêtes dans ce chemin de la vie que nous étions si heureux de parcourir ensemble, tu tombes et nous poursuivons la route sans toi! Il me semble toujours, terrible obsession que nous t'avons abandonnée. Si tu pouvais savoir cependant tout ce que tu as gardé de ma vie, de mon coeur, ma toute aimée!

Jeudi 9 Novembre

Je vais au cimetière porter des fleurs sur la tombe de ma chère Sophie en souvenir de l'anniversaire d'hier. A tous les anniversaires ou fêtes, j'irai ainsi, chère femme aimée, près de toi qui mettais une telle affectueuse ponctualité à nous rappeler par une fleur et par un baiser que tu vivais toujours en pensée avec nous.

Vendredi 10 Novembre

Pour la première fois de ma vie, je déjeune seul le matin. Je ne parle pas bien entendu de l'époque des voyages ou des absences. André vient de partir pour son Ecole Centrale, Emile et Georges pour le Lycée. Je me mets à table tout seul. Autrefois, nous avions tant de plaisir, avant de nous mettre au travail, à nous attarder tous deux après le départ des enfants, causant dans notre douce intimité! Fini! C'est fini pour toujours! Et cette solitude de ce matin deviendra dans peu de temps ma vie ordinaire!

Dimanche 12 Novembre

Paul arrive de Rouen vers 11h du matin. Après déjeuner promenade à Chaville avec Henri, Paul, André, Emile et Georges. Charles et Madeleine recevant à déjeuner M. et Mme Deleau n'avaient pu se joindre à nous. Le temps est gris mais nous faisons néanmoins une très agréable promenade dans les bois. Descendus à la gare de Chaville (ligne des Invalides) nous gagnons l'étang d'Urcin et remontons par le bois jusqu'à Meudon et Bellevue où nous reprenons le train pour Paris. Dans cette promenade, nous parlons naturellement beaucoup de toi chère petite maman. Je rappelais aux enfants que c'est dans cette même vallée en Mai 1874 que je te remis ta bague de fiançailles. Descendus à Viroflay, nous traversions la vallée d'Urcin, alors solitaire et aujourd'hui si changée hélas! par l'établissement du chemin de fer et ses conséquences, nous faisions une délicieuse promenade par les bois de Chaville, Sèvres, Meudon... Hélas! hélas: c'est le passé! Mais que nous avons bien joui de ces 31 années passées! Que d'années bénies! ma bien aimée!

Lundi 13 Novembre

A 9h du matin à St-Sulpice messe de bout de l'an de mon père. La famille seule, asez nombreuse y assiste. Célestin, Valentine et leurs enfants Henri et André, Pauline et Marguerite viennent déjeuner avec nous. Paul repart pour Rouen à 9h1/2 du soir.

Mardi 14 Novembre

Après une nuit d'insomnie, sans souffrance physique mais avec quelles pensées lugubres de solitude! je me sens toute la journée en proie à la plus noire tristesse. Vers la fin de l'après-midi, je me rends au cimetière te porter mon petit bouquet de violettes et chercher quelque réconfort près de toi, mais il me semble que de ces visites je revienne plus fort pour dompter un peu ma tristesse devant nos chers enfants qui sont si bons pour moi.

J'étudie toujours avec eux la composition de notre tombeau. Je veux en écarter tout ce qui aurait un caractère funèbre. Les plantes et les fleurs y auront une grande place. La stèle contenant ton médaillon en marbre blanc sera encadrée par une composition de mosaïque formant dai. Les mosaïques représenteront également des fleurs et principalement le chèvrefeuille, la dernière fleur ceuillie par toi, fleur que tu avais en prédilection. Et grimpant autour de cette composition générale de mosaïque, des rosiers, du jasmin et du chèvrefeuille naturels. Pas de pierre tombale, mais un jardin.

Vendredi 17 Novembre

9h matin réunion de la famille à la Chapelle de la Visitation pour messe de bout de l'an de notre soeur Marie.

1h, séance publique annuelle de l'Académie des Inscriptions et Belles Lettres. Lecture par M. G. Perrot, secrétaire perpétuel, de sa notice sur la vie et les oeuvres de mon Père. Très belle notice, bien documentée et très vraie. Certains passages n'ont pas plu beaucoup et ne devaient pas plaire à une parttie des membres de la famille. Notamment le portrait de mon grand-père dont on ne parlait jamais et pour cause. C'était un excellent et digne homme, mais voltairien et n'aimant pas les curés. Une sorte de conspiration du silence s'était établie autour de sa mémoire, conspiration à laquelle l'influence de la famille du deuxème mariage ne devait pas être étrangère. Parmi les différents documents sur mon père, je remis à Perrot une note d'Alfred Giard et de sa mère contenant des détails interessants sur l'enfance de mon Père et sur les opinions du grand'père. Perrot sut en tirer parti. En tous cas, ce fut un véritable pétard dans les jambes de certains membres de la famille pour qui ce fut une véritable révélation. Autre scandale, les opinions libérales de mon Père ont été très bien mises en valeur par Perrot. On eut été bien aise de noyer sa ..... sous une couche épaisse de cléricalisme.

En résumé, je suis sorti content de la séance. J'avais aidé à tirer de l'oubli le brave grand'père et à le montrer dans sa vraie lumière. Tu aurais été contente comme moi, chère petite amie et comme toujours, ta pensée ne me quittait pas. Je te voyais rire malicieusement des mines déconfites et scandalisées.

Samedi 18 Novembre

Samedi parès-midi. Visite à M. Boitet qui dans une lettre très affectueuse demandait à me voir. Avec quelle sympathie, quelle émotion, nous parlâmes de toi, chère et douce amie.

Samedi soir, nous dînons chez Charles et Madeleine, Henri, André, Emile et Georges et moi. C'est la première fois depuis le jour néfaste que j'accepte une invitation à dîner hors de mon "chez moj". Mais comme je l'ai dit à Charles ce bon garçon qui n'osait pas insister: chez mes enfants je me trouve toujours chez moi, je leur demande seulement, provisoirement de ne pas inviter d'étrangers avec moi. Et cependant je fus mortellement triste pendant ce dîner, ton absence me semblait plus marquée encore. Tu ne t'étais pas encore assise à la table de Charles. Tu ne t'y seras jamais assise!

Dimanche 19 Novembre

Le temps détestable de neige et de froid qui depuis hier nous fait vivement sentir l'hiver agit sur moi et me déprime absolument. Mes enfants m'entourent cependant presque tout l'après-midi, mais je me sens néanmoins envahi d'une tristesse noire!

"...C'est maintenant surtout, quand le calme de l'exitsence de tous les jours s'est refait autour de iui, que le vide qui s'est fait dans sa vie va sembler plus dure pour ce pauvre Maurice? Quand je vois tant de malheur autour de moi, je ne puis m'empêcher de trembler pour notre bonheur qui jusqu'ici est si complet."

Voilà ce que tu m'écrivais dans cette lettre reçue la veille de ta mort! Cette pensée que l'on dirait prophétique, je me la répète constamment!

Lundi 20 Novembre

Le temps est noir, la neige tombe à flocons épais mais fond en touchant le pavé. Et mon pauvre Charles qui doit aller à Villarceaux aujourd'hui! Le soir Charles revient et déclare n'avoir pas eu froid.

Jeudi 30 Novembre

FETE D'ANDRE. Le matin je vais au cimetière porter mon petit bouquet de violette et penser près de toi, chère amie, combien tu étais toujours heureuse de fêter tes enfants avec des fleurs et des caresses. Aujourd'hui, c'est la fête de celui que tu te plaisais à appeler ta seconde fille, tellement, dans ces derniers temps, il était câlin avec toi, la tête sur ton épaule à table, après les repas, redoublant avec toi de ces marques d'affection dont tu étais toujours si heureuse. Il semblait pressentir, le cher André, que la séparation viendrait bientôt.

J'avais invité à déjeuner Charles et Madeleine. De tes enfants, Paul, Louise et son mari manquaient seuls. En remettant mon bouquet à André, comme je pensais à toi, chère adorée, "ma toute affectionnée", comme tu signais toujours tes lettres. Et il comprit le cher enfant combien tu étais en moi dans mes baisers et mes larmes. Il y a aujourd'hui trois mois que tu nous a quittés.

Le soir, je demandais que l'on fit un peu de musique. Ce fut la première fois depuis notre séparation. André avait repris ses études de violoncelie. Accompagné de Madeleine, il joua des airs de Schumann; puis Charles chanta un air de Handel que plusieurs fois tu lui avais fait chanter. J'avais pris l'occasion de cette fête d'André pour rouvrir ton salon. Dorénavant, toujours pensant à toi, aux conseils, aux encouragements que certainement tu me donnerais, je réunirai mes enfants le jeudi et le dimanche soir et leur demanderai de faire un peu de musique, et de chercher des distractions. II faut qu'ils continuent à aimer notre intérieur comme tu savais le leur faire aimer; il ne faut pas qu'ils voient toujours ma figure triste, mes yeux toujours prêts à pleurer. Et peut-être un jour, surmontant ma souffrance, ma tristesse se transformera en une pieuse admiration de la petite femme aimée, de la bonne petite maman dont toute l'existence a été consacrée au bonheur de son cher entourage. Elle est morte sans souffrir, en plein bonheur, elle n'a jamais douté de notre affection, eIle en jouissait pleinement au contraire, heureuse des attentions des caresses que nous lui prodiguions. C'était son plus grand bonheur. Ma toute affectionnée, mon adorée, je t'envoie, par delà la tombe, mon baiser le plus tendre.

Samedi 2 Décembre

Appelé par une dépêche d'Henri Rousseau pour un rendez-vous d'expertise relative à ses travaux rue St Gênois, je prends le train de 8h20 du matin. Arrivé à Lille vers 11h1/2, je trouve à la gare, m'attendant, Louise et Albert que j'avais prévenus la veille par dépêche et Henri Rousseau. A 2h1/2, rendez-vous avec l'expert M. Sauvage et les interessés, rue St Gênois. Je quitte Henri Rousseau vers 5h et rejoins Louise et Albert chez eux. Je vais avec Louise chez Pauline Giard mais ne la rencontre pas. Retour chez Louise, journée d'affaires terminée. Longue et chère causerie sur toi, bonne petite maman. Comme il m'est doux d'entendre parler de toi comme le fait Louise. Quelles amies vous étiez toutes deux! et quelle perte pour ma pauvre Louise!...

Petite Suzanne est bien gentille et s'est développée depuis le jour où je l'ai quittée le 8 Novembre. Mais ses parents trouvent qu'elle ne me fait pas assez de démonstrations de tendresse, ni sourires, ni gazouillements. Pauvre petite! eIle n'a guère que 2 mois, qu'on n'exige pas d'elle plus qu'un enfant de cet âge ne peut donner. Délicate attention de Louise: sur la petite table, près de mon lit, l'écrin contenant ton image chérie!

Dimanche 3 Décembre

Matin, toilette de Melle Suzanne, ses ébats dans la baignoire. Vers 10h1/2 Albert et moi accompagnons Louise jusqu'à l'église St Maurice et allons tous deux faire une promenade dans Lille jusqu'à l'heure du déjeuner. Louise et Albert me reconduisent jusqu'à la gare; à 1h34 je quitte Lille m'arrête à Arras 2h27, vais chez mon inspecteur que je ne rencontre pas, à la cathédrale jeter un coup d'oeil sur l'avancement des travaux et me dirige vers la maison de Mme Leviez en faisant mon petit pélerinage rue de la Cognée, pélerinage que nous avions fait ensemble dans le dernier voyage que nous fîmes à Arras où je me faisais expliquer par toi, chère amie, tous les détails de ta vie d'enfant, cherchant à les graver dans ma mémoire comme si j'avais le pressentiment que tu ne reviendrais plus à Arras. Ce voyage, je me le rappelle fut tout un voyage consacré aux souvenirs. Après avoir salué ta tante, je la quittais pour aller au cimetière. Tu ne serais pas venue une fois, même en passant, à Arras sans te rendre sur la tombe de tes parents. Je ferai de même, bonne petite amie, te remplaçant. Je sais ainsi combler le plus cher de tes voeux, tu aimais tant tes parents. Après dîner chez Mme Leviez, je reprends le train de 8h20 pour Paris où j'arrive vers 10h1/2.

Lundi 4 Décembre

Pendant mes 2 jours d'absence, Madeleine et Charles avaient reçu leurs frères à déjeuner et à dîner Samedi. Dimanche, ils étaient venus déjeuner à la maison. Le soir, tous étaient invités à dîner chez Mme Deleau.

Mardi 5 Décembre

Pour la première fois depuis le 30 août, je retourne à la Société Centrale à la réunion du Comité du Journal. J'apprends qu'aux élections de dimanche dernier, j'ai été élu le premier membre du Conseil de la Société. Cette sympathie de mes confrères me touche profondément. Je vais désormais reprendre ma vie normale à la Société.

Mercredi 6 Décembre

Georges me rapporte une place de 3 ème en mathématiques.

Toute la journée d'hier, la nuit et la journée d'aujourd'hui, j'étais sous l'impression d'une tristesse noire, d'un découragement profond. Cet après-midi, je me suis rendu près de toi pour chercher un peu de force. Ah! ma pauvre Sophie, ma "toute affectionnée", ma bonne petite maman, que je suis donc malheureux! Comme tu me manques! C'est donc vrai que je ne te verrai plus! Constamment dans un sursaut de révolte, je dis: mais ce n'est pas possible! Et alors le douloureux calvaire de cette journée du 30 aoûtt me passe devant les yeux... Aujourd'hui St-Nicolas; encore une fête que nous aimions à souhaiter. Et sur ta tombe je revoyais en pensée ces réunions qui étaient pour tes enfants et pour moi une occasion de t'assurer de notre tendresse.

Vendredi 8 Décembre

Dans la matinée, une conversation téléphonique avec ma soeur Jeanne m'apprend qu'André et Robert Rabut sont atteints de fièvre typhoïde depuis quelques jours et donnent de sérieuses inquiétudes. L'après-midi, je me rends à Versailles. La fièvre est aujourd'hui un peu moins forte, mais la situation reste grave. Marie Rabut est aussi alitée avec une forte fièvre de 40° mais on croit qu'il ne s'agit que d'une indisposition.

Samedi 9 Décembre

Marie Rabut a comme ses frères la fièvre typhoïde. Paul arrive le soir à Paris à 11h10 pour y passer le Dimanche et le Lundi. Je vais au devant de lui à la gare avec André.

Dimanche 10 Décembre

Très belle journée. Nous allons passer l'après-midi au Jardin d'acclimatation, Charles et Madeleine, Henri, Paul, André, Emile et Georges. Le soir, ma soeur Valentine vient diner avec nous.

Lundi 11 Décembre

Anniversaire de la mort de mon beau-frère Pierre Petit. 9h à St Honoré d'Eylau, service de bout de l'an. La famille seule est convoquée et elle s'y trouve très nombreuse.

Dans la matinée je me rends également au cimetière près de toi, ma chérie, ma toute affectionnée. Quel vide, ma pauvre amie, tu as laissé dans notre intérieur. Nos enfants sont si bons avec moi que je n'ai pas le droit de leur montrer toujours une figure triste et découragée. En sortant du cimetière, après avoir passé quelques instants dans une communion fervente avec toi et pleuré ma douce amie, je me sens plus fort. Mais que je suis donc malheureux!

Le soir, ma soeur Valentine qui doit repartir le lendemain pour Valenciennes, Charles et Madeleine viennent dîner à la maison, Paul retourne à Rouen par le train de 9h30.

Mercredi 13 Décembre

Henri passe avec succès devant la Faculté de Médecine les examens de physiologie, histologie, physique et chimie. Il est reçu dans toutes ces facultés.

Dimanche 17 Décembre

Dans la matinée été chez Chaplain. Le médaillon de Sophie terminé en terre et moulé en plâtre est chez le praticien qui commencera la mise au point en marbre. Après midi, été à Montmartre avec Charles et Madeleine, Henri, André, Emile et Georges.

Lundi 18 Décembre

Visite de Blondel. Ayant appris que Georges se destinait aussi à l'Ecole Centrale, Blondel avait demandé à Paul si je ne trouverais pas meilleur que Georges se mit dès maintenant à la pratique et s'offrait à le prendre à son laboratoire pour le former en vue d'en faire un callaborateur précieux pour l'établissement d'Eauplet. A son dernier passage à Paris, Paul m'avait soumis cette idée de Blondel, mais elle ne m'avait pas souri. Je voulais que tous mes enfants eussent reçu la même instruction aussi complète et j'appréhendais que Georges fût plus tard dans un état d'infériorité vis à vis de ses frères munis d'un diplôme d'ingénieur que lui n'aurait pas. Je veux l'égalité complète vis à vis de mes enfants et je ne saurais supporter l'idée que l'un fut subordonné, sacrifié aux autres. Si Georges entre plus tard dans l'établissement d'Eauplet, qu'il y soit au même titre que Paul et André.

Sans me convertir absolument, la très intéressante communication de Blondel m'impressionna vivement. Heureusement, Charles et Henri assistaient à l'entretien. Blondel déclara que malgré toute son énergie et son savoir, Paul seul est dans l'impossibilité de faire à l'établissement d'Eauplet oeuvre utile pour son relèvement. Seul, il a à s'occuper de la comptabilité, des rapports extérieurs, de la fabrication, du laboratoire; malgré ses employés, il n'y peut suffir. Létablissement vit sur son acquit et ne progresse pas. Il faudrait quelqu'un s'occupant spécialement des études du laboratoire sans être continuellement dérangé pour toutes les causes si nombreuses qui surgissent à chaque instant. Blondel estime en outre que dans l'industrie il faut commencer très jeune si l'on veut bien connaître son métier et s'y intéresser.

Si je répugne à arrêter les études théoriques de Georges, il faut absolument que je lui procure un jeune homme de 16 à 17 ans. André ne sera pas libre d'entrer à Eaupler avant 2 ans1/2, Georges avant 7 ans. Ma répugnance à entrer dans cette idée de Blondel était d'autant plus grande que Georges s'intéresse beaucoup à ses études scientifiques et y réussit. Ses bonnes places au lycée, l'estime dans laquelle le tiennent ses professeurs en font foi. D'un autre côté, les raisons de Blondel sont très sérieuses et doivent être étudiées.

Que n'es-tu là ma chère femme! comme nous aurions besoin de ton jugement toujours si clairvoyant, si sain! Dans quelques jours, tous tes enfants seront réunis autour de moi. Nous tâcherons, en nous inspirant de toi de trouver la vraie solution.

Vendredi 22 Décembre

Paul arrive pour l'heure du dîner et vient passer les journées de Samedi, Dimanche et Lundi.

Lundi 25 Décembre

Que de souvenirs, ma chère amie, souvenirs lointains datant de notre maraige et s'augmentant avec la venue de nos enfants. Notre piaisir, la veille de cette fête de Noël de préparer nos petites surprises en cachette des petits lits endormis ou feignant de dormir... Les petits chaussons, les petits souliers puis les bottines devenant de plus en plus grandes de plus en plus nombreuses, les jouets, les albums, les friandises s'entassant dessous, dessus, dedans... et au réveil tous les petits personnages en chemise, venant, avant l'heure du réveil indiqué par les parents, risquer un oeil curieux, furetant, chuchottant, n'osant trop approcher, se montrant du doigt à distance les merveilles attendues...

Que nous étions heureux, ma chère petite femme! Et tout celà n'est plus!

Quelque fois aussi, l'un ou l'autre pensant l'autre endormi, nous nous glissions hors du lit pour aller ajouter une grande bottine au bataillon des souliers rangés en cercle et déjà garnis, et nous introduisions en cachette notre petit présent, étonné quelque fois d'avoir été prévenu par l'autre plus rusé. Nous étions parfaitement heureux. Savions-nous apprécier combien nous étions heureux? C'est une question que l'on doit toujours se poser avec un certain remords, lorsque, comme moi, on voit tout ce passé irrémédiablement fermé, sans retour possible dans les douces communions de confidences et de souvenirs. C'était notre joie pourtant, ma chère femme adorée, de nous souvenir ensemble, de toujours parler du passé comme de l'avenir de ceux qui nous étaient chers. Et je suis seul maintenant à songer! Seul, non! car ce serait de l'ingratitude envers nos chers enfants qui sont si bons pour moi et qui aiment entendre parler de toi, mais enfin ce n'est pas la même chose. Je ne puis être avec eux comme j'étais avec toi, comme tu étais avec moi. Je suis seul, seul! pour certaines pensées, pour cette communion intime de tous les jours, de toutes les heures. Oh ma pauvre petite maman, comme tu aurais souffert à ma place!

Jeudi 28 Décembre

Arrivée de Louise et de sa petite Suzanne à Paris. Mme Demangeon les accompagne. Albert retourne à Lille jusqu'au 31 pour la séance de la Société de l'Avancement des Sciences à laquelle il est convié pour recevoir un prix de 500 Frs pour sa thèse "La plaine de Picardie". Je vais au devant de Louise, midi cinq.

Samedi 30 Décembre

Arrivée de Paul à Paris pour le dîner.

Dimanche 31 Décembre

Arrivée d'Albert à 10h35 du soir. Je vais au devant de lui avec Louise, Henri, André, Emile et Georges. Paul reste à la maison pour nous préparer une tasse de thé.