Lettre de Simone Wallon (1918-2001)

à sa belle-sœur Claude Lange
(1918-2007)

racontant la libération de Paris et son premier voyage aux Petites-Dalles en 1944.



(N.B. Les ??? indiquent des mots illisibles...)

Paris, 28 septembre 44.



Ma chère Claude,

Tu imagines avec quelle joie j’ai reçu ta lettre ! J’avais déjà de tes nouvelles par Madame Lange que j’allais voir ou à qui je téléphonais. Mais ce n’était pas la même chose! J’espère que Jules aura pu arriver et que tu as à l’heure qu’il est la lettre que j’ai écrite, la semaine dernière pour la lui remettre, en deux et trois mouvements ?

29 septembre

J’ai été interrompue hier soir par le dîner. Nous finissions à peine : un coup de sonnette. C’était André Deltombe ! Un André splendide en uniforme d’aspirant, heureux comme un roi. Il a dîné, bavardé longuement avec nous et les Albert Demangeon et nous nous sommes couchés à minuit 1/2. A midi aujourd’hui, j’avais invité en son honneur Denis, Simone, Marie-Geneviève, Christiane et un concours de circonstances a voulu qu’arrivent au moment du dessert les Georges Wallon et Mme Renard ! Ça faisait un tohu-bohu très sympathique. Dommage que tu n’aies pas été là. Mais je reprends ma lettre en profitant des dernières minutes d’électricité avant la coupure du soir.

Je savais donc depuis quelque temps que tu étais saine et sauve. Ta mère m’avait téléphoné. Mais je n’ai pu voir les photos des enfants que Jules avait eu la malencontreuse idée ( à mon point de vue ) de garder sur lui. J’avais été très inquiète, il y a quinze jours: on disait que les SS passaient dans la Nièvre et on savait comment ils entendaient la guerre. A St-Gobain, j’avais vu quelqu’un qui était repassé par là, mais avait dû faire un détour avant Nevers à cause de ces bagarres et je t’assure que je n’étais pas rassurée. Mme Lange non plus. Et après les émotions qu’avait eues ton frère Guy, elle se faisait bien du souci pour toi, je crois.

Mais ce qui t’intéresse, c’est d’avoir de nos nouvelles à nous, n’est-ce pas ? Je ne t’envoie pas le journal de 8 pages que je t’ai écrit au jour le jour, au fur et à mesure des “événements” qui ont précédé et suivi notre délivrance. Tu le liras en rentrant. Sache seulement qu’en somme tout s’est bien passé, et on peut au fond se féliciter que tout se soit passé aussi bénignement. Les Allemands sont partis une douzaine de jours avant l’arrivée des troupes françaises ( car nous avons été délivrés par des Français, ce qui était très chic ) ne laissant que quelques SS ayant pour mission de se rendre aux troupes régulières. Les F.F.I, F.T.P., etc... ont tiraillé un peu partout en attendant leur arrivée et élevé quelques barricades. Les Allemands ont riposté. Il y eut suspension d’armes ; mais les communistes décidèrent qu’ils continueraient à tirer malgré tout. D’où re-bagarre. En fait, à part quelques quartiers, comme au Sénat, à la République et rue du Louvre ou boulevard St-Michel, il n’y eut que des mitraillades et coups de feu isolés. Les bruits les plus hétéroclites courraient : Paris ville ouverte ; Paris “libéré” ( on en avait les oreilles rabattues de ce bobard, alors que les boches étaient encore sous nos fenêtres ) ; les Américains à Versailles, etc... Une véritable dégelée de bobards ! On sortait le matin pour d’interminables queues aux boulangeries : les tickets-lettres ne valaient plus que 50g au lieu de 150 et les ???? n’étaient plus validés. C’est dire qu’on n’avait presque plus de pain à manger. Le gaz était complètement coupé. Nous faisions la cuisine avec le petit réchaud de camping à essence de l’oncle Georges. Dans beaucoup d’immeubles, ceux qui avaient une cuisinière à charbon et du charbon la mettaient à la disposition des autres locataires moins heureux ; enfin, on s’est entraidé comme on a pu. Dehors, on ne trouvait plus un légume, si ce n’est parfois au coin d’un porche “à la sauvette” une botte de radis ou une salade, vendue en “catimini” à des prix exorbitants. On a vécu sur ses réserves. Je frémis en pensant ce qu’ont dû être ces jours pour ceux qui n’en avaient pas et je me félicitais alors pour toi de ce que tu avais pu partir à la campagne avec les enfants. Des grandes personnes peuvent manger deux jours de suite aux deux repas des haricots secs. Mais pas des enfants et j’ai plaint aussi ceux qui n’avaient que l’électricité pour faire leur cuisine, comme Suzanne, puisqu’elle aussi était coupée complètement. il est vrai que tout Paris se servait alors de réchauds à papier ! - chacun passait le plus clair de son temps à son balcon ou à sa fenêtre à épier les mouvements intéressants dans la rue, rentrant le nez dès que les balles sifflaient de trop près. Ceux qui avaient le téléphone s’y suspendaient des heures durant pour avoir des nouvelles des autres quartiers. Oncle Emile y passait ses journées ! Il y eut deux jours où il ne put atteindre l’hôpital, les F.F.I. n’ayant pas voulu le laisser passer.

Un soir, les Allemands vinrent faire les idiots sous nos fenêtres avec deux chars surmontés de canons de 77 et tirèrent sur l’immeuble du coin de la rue Demons où des F.F.I. se cachaient et sur un arbre en travers de la place Pereire. Ça faisait un boucan de tous les diables, d’autant qu’ils accompagnaient leur tir de salves de mitrailleuses pour que les gens ne restent pas à leurs fenêtres. Titi et tante Claire crurent leur dernière heure venue. Je dois dire que c’était assez impressionnant. Oncle Georges avait réussi à passer et à nous rejoindre entre deux reprises de tir (les chars étaient allés se placer à une centaine de mètres plus haut dans la rue de Courcelles... heureusement pour nous !) et puis au bout d’une heure, l’un des chars a sauté ; les maisons voisines ont pris feu. Les obus ont sauté les uns après les autres sous l’effet de la chaleur. Les pompiers sont arrivés et ont tout éteint et jusqu’à hier, on a pu contempler au milieu de la rue ce trophée de guerre en ruine ! Le jeudi soir 24 août, Denis vint se suspendre à notre sonnette vers 9h1/2 du soir : les premiers chars français passaient sous les fenêtres de tante Claire boulevard Henri IV ! Cette fois-ci, c’était vrai : Albert venait de leur téléphoner ! Nous avons prévenu nos voisins ; toute la rue fut au courant en 5 minutes. On sortit les drapeaux ( pour de bon cette fois ; car le dimanche précédent, il avait fallu les rentrer, des Allemands en voitures étant passés en tirant sur les maisons pavoisées un peu précocement ). Il n’y avait pas d’électricité. Mais un phono tonitruant commença la Marseillaise. Toute la rue à ses fenêtres reprit en coeur et jusqu’à minuit ce ne fut que chant, cris Vive la France ! cortège dans le noir, bras dessus, bras dessous... Nous étions descendus chez les Emile. Les Albert Demangeon eux, étaient boulevard Henri IV depuis dimanche soir : ils ne tenaient pas en place et lorsqu’on avait annoncé la suspension d’armes le dimanche après-midi, ils étaient partis après le dîner, elle sur la barre de la bicyclette, lui... sur la selle ! Les imprudents n’étaient pas arrivés loin d’ailleurs, et le couvre-feu ayant sonné dés 9h, et les barricades des quais au boulevard St-Michel étant trop menaçantes, ils avaient du coucher rue St-André des Arts dans un hôtel plus ou moins borgne ! Mais le lendemain, ils purent arriver sains et saufs à bon port.

Le vendredi matin, nous avons donc voulu aller à la Muette, les Emile et moi, accueillir les Français arrivant par la porte de St-Cloud. Le temps était merveilleux, presque sans coup de feu, c’était le rêve. Malheureusement, nous attendîmes en vain jusqu’à midi. A ce moment-là, la fusillade reprit très violente dans les rues et nous rentrâmes à tire... de pédales en courbant le dos à la traversée des avenues balayées par les mitrailleuses ou les coups de fusils isolés. Ça a bagarré un peu pour la forme toute la journée. Les colonnes françaises qui avaient été retardées par des Allemands au pont de Sèvres avaient quand même débouché en haut de l’avenue Mozart vers 13h : il paraît que ce fut fou. Jamais on n’avait vu, ni revu après coup un tel enthousiasme, une telle joie, qui dédommageait des spectacles ignobles vus les jours précédents : femmes tondues qu’on traînait par les rues, etc... Le soir à 4h1/2, les Allemands se rendaient. Un immense drapeau tricolore monta au fronton de l’Arc de Triomphe, flottant souplement, splendide au vent.

Le lendemain samedi, de Gaulle monta à l’Arc de Triomphe pour y déposer une gerbe. Le matin, en passant devant, j’étais allée prier sur la tombe du Soldat inconnu pour Marcel. Toutes les avenues avoisinantes étaient remplies de chars et de voitures françaises, que des Français !! L’après-midi, il y eut foule. Tout le monde attendait un défilé qui n’eut pas lieu et cela se termina dans un désordre indescriptible. Je rentrai un peu écoeurée. Peu après, à la Concorde et à Notre Dame, des Allemands et là où il n’y en avait pas, des communistes, juchés sur les toits se mirent à tirer sur la foule ou en l’air. La troupe, la police, les F.F.I. ripostèrent; ce fut un chahut du diable et une bousculade inouïe. Mais il n’y eut pas grand mal.

Le lendemain dimanche ( le 27 août ), comme je partais à la messe, le crépitement des mitraillettes reprit dans les rues voisines. Mais c’était la fin. Et depuis le lundi suivant, il n’y a plus eu de coups de feu ; et on se sentait toute aise et étonné à la fois, de ne plus entendre les balles et les détonations et de ne plus avoir à se garer à chaque instant.

J’allais faire un tour à la Sorbonne : une colonne de la chapelle avait roulé en morceaux, genre tranches de saucisson, sous le passage d’un obus venant du Sénat. Le travail ne reprit qu’à la fin de la semaine, le métro ne marchant pas encore. J’oubliais de te dire que le vendredi soir, dans la nuit, les Allemands vinrent nous arroser de bombes ; ça a été un très gros bombardement par avion et qui a fait un boucan terrible. Je crois que tout Paris s’est retrouvé dans ses caves cette nuit-là. Pourtant, Titi et moi, nous étions si fatiguées que nous n’avons pas eu le “courage” de descendre.

Le dimanche, en fin d’après-midi, je passai chez les Jean Rivière... où je trouvai Laurent T.M. ! Nous nous sommes embrassés comme du bon pain. Il avait quitté la Tunisie depuis le mois de janvier, mais on avait des nouvelles assez récentes. A ce moment-là, Abel était en Italie. Si la pauvre tante Charlotte avait pu savoir que son fils passait à Paris avec l’armée de Leclerc, elle ne se serait jamais consolé d’être alors dans ses Pyrénées du diable ! Depuis, j’ai pu envoyer un bout de lettre à Marie-Rose par un fonctionnaire qui regagnait l’Afrique du Nord.

Et puis la vie a repris peu à peu. L’armée française est repartie. Les Américains sont arrivés. Les métros se sont remis à marcher partiellement, il y a une douzaine de jours. Le travail a repris lui aussi régulièrement. Le gaz a été redonné une heure tous les soirs, l’électricité depuis seulement 4 ou 5 jours une heure le soir et la nuit de 22h1/2 à 7h du matin. Le ravitaillement est un peu meilleur. Il y a des légumes. Le pain est redevenu normal. Pas de queues aux boulangeries, et à nouveau 300g par personne et par jour ; 2 fois par semaine 100 ou 250g de viande dont une fois du “singe”. Mais par contre guère plus de beurre.

Et maintenant, on suit avec angoisse les opérations militaires : les Allemands se raccrochent partout maintenant, dans l’est de la France, comme chez eux. Comme dans les pays rhénans tout se passe autour de Stolberg, tu imagines comme je suis les opérations facilement et on souhaite vraiment qu’il y ait une justice terrestre et que toutes les horreurs que les Allemands ont faites chez nous soient punies comme elles le méritent. En attendant, notre pays est en ruine. Certaines villes n’existent même plus. J’ai vu Rouen. C’est effrayant. Et il paraît que ce n’est rien à côté du Havre, qui n’est rien à côté d’Argentan, par exemple ! Une fois de plus, nous avons servi de champ de bataille. Ce qui est inquiétant actuellement, c’est de voir la poussée communiste se développer au point de troubler même la cervelle des gens de bon sens. Il est plaisant de constater que depuis la libération, c’est l’Humanité qui semble vouloir s’arroger le monopole du patriotisme et on voit dans ce journal des articles on ne peut plus réactionnaires sur la France, le devoir patriotique, le passé à maintenir, etc... etc… ! Ce serait plaisant s’il ne s’agissait du sort de notre pays. On confond de plus en plus social et communisme ou même socialisme et le tour est joué.

Je te disais donc que j’avais vu Rouen. En effet, la semaine dernière, après la reddition du Havre, nous avons décidé, oncle Georges et moi de partir aux Dalles. Il n’y avait pas de train. Il n’y en a pas encore et il n’y en aura de longtemps sur cette ligne. Restait donc uniquement la possibilité de faire le trajet soit en bicyclette, soit en auto. Les services de cars officiels exigeaient qu’on ait des laissez-passer impossibles à obtenir. Il fallait donc se résoudre à la bicyclette atténuée “d’auto-stop”. Ce que nous fîmes. Nous quittâmes Paris le vendredi 22, eûmes la chance, à la Patte-d’Oie-d’Herblay ( à 23 km de Paris ) de tomber sur un camion obligeant qui nous prit avec nos machines jusqu’à Magny-en-Vexin, où nous trouvâmes un deuxième camion immédiatement. Celui-ci nous laissa à une dizaine de kilomètres avant Ecouis et de là nous avons fait tout le trajet jusqu’à Cany à bicyclette, soit 50 km en camion et 130 à bicyclette ! Nous avons couché à Cany après un somptueux repas. Depuis Yvetot, la campagne, ( les champs sur le plateau ) était couverte de piquets et d’arbres ébranchés fichés en terre de 20 mètres en 20 mètres pour empêcher les atterrissages d’avions que les Allemands avaient fait planter par les femmes du pays réquisitionnées à cet effet ! A Yvetot, nous avions vu Mr Gilles qui nous donna d’excellentes nouvelles de nos meubles toujours chez lui. Le lendemain samedi, par une pluie battante, nous avons gagné à bicyclette Vinnemerville, puis St-Martin où la boulangère nous accueillit à bras ouverts. C’est vraiment une femme épatante. Grâce à elle, nous avons pu rapporter un peu de beurre et de farine à Paris ; personne parmi les paysans qu’on a vus un peu partout n’a voulu nous en vendre. Ils sont plus chameaux que jamais. L’un d’eux a eu le toupet de me dire : “Que voulez-vous ; nous avons été trop bons, on “donnait” à l’un, on donnait à l’autre... Maintenant on n’a plus rien !” Ils ne sentent pas la vague de haine qui monte vers eux. Mais ils la sentiront passer. C’est dommage, car vraiment actuellement, chacun devrait faire l’impossible pour faire des concessions et maintenir une atmosphère d’entente, donc d’union. Mais aussi comment s’unir, lorsque toute une presse ne fait que vomir la haine et le mensonge ! enfin, passons... Cela me met trop en rogne.

Mme Duclos nous invita à déjeuner ; mais auparavant, nous désirions descendre aux Dalles. Hélas, tout le pays est miné. Personne n’y est retourné ou du moins, personne ne peut y habiter, si beaucoup y sont descendus malgré la défense du maire et en prenant mille précautions. On nous indiqua le chemin à prendre : raidillon jusqu’au chemin de Mme Tissier, ce chemin jusqu’à la mer en ne marchant pas sur les bas côtés minés, puis traversée de la propriété de Kermor dont il ne reste que quatre murs aux deux tiers démolis. On tombe alors dans le chemin des Pavillons et enfin sur la route des Dalles qu’on remonte vers le fond du pays en faisant attention de ne pas toucher aux innombrables fauteuils retournés, poteries brisées, chaises cassées, débris de vitres, casseroles, etc... qui la jonchent et pourraient peut-être cacher des mines. En tout cas, on voit bien celles qui ont été mises sous la route elle-même, le macadam ayant été enlevé à cet endroit là. Et surtout, ne pas marcher dans l’herbe ni autour des arbres fruitiers. Dans les maisons, il n’y en avait pas. Le père Troude lui, avait sauté 15 jours avant et on n’avait pas encore retrouvé son corps ! La mer était au ras des galets, calme, vert-bleu foncé, magnifique. C’était morteau. Toute la plage est minée elle aussi et la mer parsemée d’espèces de tréteaux qui flottent d’ici delà jusqu’à assez loin de la côte et qui devaient soutenir des mines, je suppose. Cependant, on va à la pêche à nouveau en prenant des précautions bien entendu. Quant aux maisons des Dalles, de loin, elles ne semblaient pas avoir plus souffert qu’en février dernier lorsque nous étions venus pour évacuer le pays. Les Mouettes étaient encore debout. Les Chrysanthèmes aussi. Et du fait qu’ils sont un peu en retrait de la route, ils ont été protégés des bandes de Géorgiens qui s’amusèrent à casser tous les carreaux des maisons les uns après les autres, après en avoir arraché les planches, portes, volets, etc... aux Mouettes, ils ont arraché des boiseries et des parquets. Mais aux Chrysanthèmes, les dégâts sont très limités : deux glaces de la salle à manger brisées. Les autres vitres sont intactes, ce qui est une véritable exception aux Dalles. La cretonne du salon a été arrachée. On en sera quitte pour repapiéter cette pièce ainsi qu’une ou deux chambres au premier et à redonner un coup de peinture à l’escalier. Les plus gros dégâts sont ceux que les Allemands ont faits aux cabinets : la fosse septique est pleine à déborder et il faudra la faire remettre en état ; et ceux qu’ils ont faits dans les chambres en arrachant deux ou trois lavabos qu’ils ont laissés tels quels par terre, soit brisés à coups de marteau, je suppose. En sommes, nous pouvons nous féliciter de nous en tirer à aussi bon compte, lorsqu’on voit des villas ou des maisons comme les Hirondelles dont il ne reste que les murs et le toit, mais plus ni plancher, ni plafond ; les Capucines dont il ne reste rien, qu’un tas de gravats et de pierres; la maison des Lancrenon : quatre murs uniquement, etc... pour n’en citer que quelques-unes. Tu imagines notre soulagement. Nous avions pris des précautions de Papous pour entrer dans le jardin des Mouettes envahi d’herbes. Et nous avions dû laisser sans y toucher les pommiers couverts de pommes, croulant de pommes, du petit jardin au-dessous de chez les Duval ; au premier pas dans cette forêt d’herbes, nous aurions sauté sur une mine. Aux Chrysanthèmes, tout se passa bien. Mais en sortant de la maison, apercevant les poiriers en espalier croulant eux aussi de fruits ( les poires trop mûres et trop lourdes se détachaient peu à peu et formaient au pied des arbres une longue ligne de fruits jaune d’or... c’était à vous faire saliver d’envie ! ), nous en cueillîmes un. A ce moment, regardant par hasard à terre, j’aperçus sous le talon gauche de l’oncle Georges une fumée accompagnée d’un grésillement, d’un pschitt ! et d’une petite flamme. Je hurlai à oncle Georges : « Mais tu ne vois donc pas, sous ton pied... une mine !... » Jamais nous n’avons tant couru de notre vie ! Remarque que cela ne servait plus à rien, car si la mine avait été en bon état, avant même que nous ayons vu cette fumée, nous avions déjà sauté. C’est vraiment inouï que nous soyons tombés justement sur une mine détériorée ou dont la mèche était coupée et qui a avorté avant terme, si j’ose m’exprimer ainsi. Quoi qu'il en soit, un peu refroidis, nous sommes repartis dare-dare à St-Martin. La tante Marie-Jean Guibert m’avait demandé de fermer ses volets et sa porte si elle avait encore les uns et l’autre. Mais son jardin n’était qu’une prairie à herbes hautes et devant sa porte se balançait un écriteau : “Achtung = Mines attention”. Aussi je n’ai pas osé y mettre les pieds. Ce en quoi au retour, elle m’a fort approuvé, comme tu le penses bien. Après un bon repas chez la boulangère en compagnie de deux gendarmes de la brigade de Cany en tournée, nous sommes repartis, oncle Georges et moi, par Héricourt. Le temps s’était remis au beau et ce fut une partie de plaisir. Pas un américain ou un anglais dans tout le pays. Juste un petit camp à Grainville. A Héricourt, nous descendîmes à l’hôtel du Commerce. Je te fais grâce du repas pantagrulesque que nous y avons fait au dîner; c’est vraiment formidable. Et cuisiné...! Une merveille. Il y avait des années que je n’avais aussi bien mangé, sinon autant. La nuit fut calme et le lendemain dimanche, après un détour par Robertot pour trouver du beurre introuvable, nous reprîmes la route du retour définitif. Déjeuner à Yvetot. Le vent est très violent. La pluie tombe en “grains” si violents eux aussi que ce sont de véritables tornades. Grelottants, trempés, nous avons roulé toute la journée sans pouvoir trouver un camion sur la route qui veuille bien nous emmener ; un dimanche, les routes sont désertes, à part quelques convois américains utiles malgré tout dans les côtes, car on s’accroche jusqu’au sommet ; ça ménage nos jambes et notre souffle. A Rouen, visite de la ville par les décombres ; plus de rues, même plus de ruines ; des monceaux à travers lesquels on circule péniblement ; le Palais de Justice presque complètement sauté ; la cathédrale très atteinte, les bas-côtés enlevés comme au couteau, les tours percées du haut en bas, la façade arrachée dans le bas à droite, jusqu’à mi-hauteur à gauche... Pas un chat, à part quelques promeneurs du dimanche. C’était sinistre. Nous avons roulé en tout une centaine de kilomètres jusqu’à Fleury-sur-Andelle, toujours sous des trombes ( j’étais indisposée et me sentais quelque peu mal à l’aise dans ce jus glacé depuis le matin ). On était parfois obligé de s’arrêter, de laisser les bicyclettes sur le bord de la route et de se plaquer derrière un arbre ou par terre derrière un tas de caillou pour se garantir au moins sommairement de la violence de la grêle.

Et pourtant, je garde de cette randonnée à bicyclette un souvenir excellent ! A Fleury, nous avons décidé de coucher ; oh, volupté de se glisser dans des draps secs, les pieds au chaud dans des chaussettes sèches, pendant que la pluie continue à tomber dehors... mais plus sur vous ! Et le lendemain, à 8h nous sommes tombés sur un car qui allait directement à Paris et prenait ( pas très régulièrement ) des gens en cours de route et n’ayant pas de laissez-passer, comme nous ! Tu penses si nous avons sauté dessus. A midi, nous arrivions et à 2h j’étais à mon travail à la Sorbonne comme si de rien n’était ! Je regrette simplement que tu n’aies pas pu être là pour aller aux Dalles toi aussi. Ça a été une telle joie de voir que la maison était encore debout et entière. J’avais si peur qu’elle n’ait été détruite.

Voilà minuit qui va sonner... En ce qui concerne les Dalles, le maire de St-Martin se démène pour que le pays soit déminé au plus vite. Mais toute la côte est dans le même cas et ce sera un travail très long. J’espère qu’on y emploiera les prisonniers allemands faits dans les parages ! Mais pour le moment, on les emmène en Angleterre y éplucher des patates ou s’occuper à quelque chose de similaire ! En tout cas, le seul moyen pour éviter qu’une mine oubliée dans un coin du jardin ne vienne à sauter, sera de faire retourner entièrement le jardin à la bêche, avant de s’en servir. Au moment où le déminage sera terminé, tous les gens des Dalles réintégreront leur maison. Comme notre gardienne a fait demander le jour de notre passage à St-Martin si elle pouvait bientôt retourner aux Dalles, je suppose qu’elle a hâte de le faire. Elle pourra ainsi surveiller les Chrysanthèmes en attendant que nous puissions y aller nous-mêmes ; on évitera ainsi que des gens du pays peu scrupuleux ne viennent chercher chez nous les portes, fenêtres ou plancher qui leur manqueraient ! D’ici là, nos maisons sont gardées et bien gardées par les mines ! La preuve en est dans ces jardins remplis de fruits et que personne ne va chaparder de peur de sauter !

C’est une longue lettre que je t’écris là, n’est-ce pas ? Mais tu me manques, et Pierre et Michèle me manquent aussi. Dépêchez-vous de revenir. Sans vous, j’ai quelquefois l’impression comme un peu en l’air, sans attaches. Chaque fois que dans la rue j’aperçois une petite fille ou un petit garçon qui ressemblent à Michèle ou Pierre, j’ai un coup au coeur. Et tous ces temps-ci où je ne savais rien de ce qui se passait dans vos régions, je me suis fait tant de souci. Cela fera cinq mois que nous ne nous serons pas vus : presque une demi-année ! Tu verras, j’ai changé ma coiffure ; j’ai troqué le chignon pour le rouleau.

Dans un autre ordre d’idées, j’avais décidé, tout en préparant, sans espoir de le passer, le diplôme technique, de quitter la Sorbonne et de m’inscrire au diplôme similaire de la Catho, ce qui me laisserait le temps de me rendre utile d’autre part. Et puisque j’avais une bonne santé, je me suis dit que je ferai du scoutisme. Patatras, ne voilà-t-il pas qu’avant-hier, ??ie étant en congé de maladie pour trois mois (la pauvre a l’air bien malade vraiment), on m’a bombardé chef du chantier à sa place et bibliothécaire ( auxiliaire ) attitrée à la Sorbonne. Cela me permettra en outre de passer l’examen sinon cette année peut-être, du moins sûrement l’an prochain, car j’aurai les deux pieds déjà dans la place. Et rien ne prévaut contre cela. Me voici donc à la tête d’une demi-douzaine de jeunes gens et de jeunes filles à l’esprit assez frondeur pour le moment d’ailleurs et d’un service qui a été abandonné par la force des choses avant que j’aie pu être mise au courant de l’état où il se trouve actuellement ; je trouve cela très drôle et amusant. Mais aussi quel boulot ! Mais ils ont été très chics ; comme je demandais ce qu’il allait advenir de mon examen si je n’avais plus le temps de le préparer ( je fais trente heures par semaine maintenant du moins en principe ), ils m’ont dit qu’une fois le service en marche, je pourrai faire le nombre qu’il me plairait jusqu’à l’examen. C’est vraiment gentil. Tu penses bien que je tâcherai de leur en carotter le moins possible !

Je termine ma lettre en te donnant brièvement des nouvelles de la famille. Les Emile vont bien. Tante Claire a été très fatiguée et l’est encore. Elle a retrouvé ces jours-ci une camériste à prix d’or, ce qui lui enlève quand même du travail. Les Georges vont aussi bien qu’il leur est possible. Idem les Demangeon. Tante Louise a été très fatiguée cet été et doit prendre beaucoup de ménagements, mais va mieux. La maison de Champagne a été très abîmée par les bombardements américains, mais tient encore debout. Tante Louise est toujours sans nouvelles de Paul et Odette dans la Creuse ; elle est bien inquiète. Ne te serait-il pas possible d’écrire à Odette là-bas : Mme P. Demangeon, les Tuileries à Genouillac ( Creuse ) en lui demandant de te répondre à Brinon sur Beuvron par une lettre que tu pourrais peut-être envoyer par le camion de ton cousin à Paris à Tante Louise, et dans laquelle Odette donnerait de ses nouvelles, de Paul, de leurs enfants et de ses parents de St-Raphaël ( ceci pour sa soeur de Paris qui se ronge d’inquiétude, sachant que St-Raphaël avait subi un gros bombardement lors du débarquement américain ). Si ce n’est pas possible tant pis. Suzanne et sa famille .... Mais le manque d’électricité .... a été pour elle une série d’embêtements pour faire sa cuisine ! Elle passait la nuit un jour sur deux à cuisiner, au beau... où on avait de l’électricité la nuit!

Albert et Marcelle sont toujours ici. Albert m’a offert une très belle pointe sèche de Fécamp pour mon anniversaire. Ce jour-là, je les avais invités ainsi que les Georges et les Emile au grand complet après le dîner et nous avions passé une bonne soirée. Ils m’avaient tous couverte de cadeaux. J’étais bien touchée.

De Charles, rien. Mais ils ne doivent pas présenter d’exception à l’ensemble de la famille. François parti en bicyclette en Auvergne voir sa femme et ses enfants est revenu ces jours-ci sans encombre. Oncle Henri lui, après avoir été ministre est rentré dans le “civil”, mais se démène énormément. Il n’est de manifestations russes, communistes, etc... qu’il ne préside. Ah ! la famille est à l’honneur. Je ne compte pas les félicitations que j’ai reçues à ce sujet à la Sorbonne !! Je te raconterai ça de vive voix.

Odette Helleu est fiancée avec un inspecteur des finances de 40 ans ! André Deltombe, ou plutôt sa femme, à Amiens, attend un bébé. L’une des petites Guillemot est partie comme conductrice de camions dans le maquis. Marie-Geneviève va repartir en Lorraine prochainement; en attendant, elle reprend l’hôpital. Je lui ai donné l’adresse rue de Vaugirard pour qu’elle puisse t’écrire. Pas de nouvelles des Jeannin, ni des Philippe à ???. Le pauvre Paul à Stolberg doit en voir de dures au cours des combats actuels. Tous ces Français là-bas, voilà qui est bien inquiétant. On frémit en pensant à ce qu’ils vont devenir. Oncle Jean et tante Charlotte, toujours dans les Pyrénées essayent de se faire rapatrier officiellement maintenant. Laurent à son passage à Paris m’avait donné de bonnes nouvelles de Marie-Rose, d’Hubert et de leurs enfants.

Et maintenant : stop ! Il est minuit et demi et grand temps de me coucher. J’ai mal aux doigts de tenir mon stylo. Récris-nous en donnant mille détails sur votre vie. Tâche de ne pas trop te crêper le chignon avec tes hôtes ! Je comprends la joie de Michèle à pouponner sa petite cousine. Comme elle va avoir changé lorsque vous reviendrez ici. Et Pierre ; Mme Lange me disait que sur ses photos, il avait un air petit garçon maintenant et non plus bébé. Voilà des gosses à qui la vie en plein air va manquer lorsqu’ils seront de nouveau à Paris.

Titi va à Orléans pour 8 jours dans une semaine, vers le 9 octobre. Quand je dis Orléans, je veux dire St-Ay. En effet, les trains remarchent presque normalement.

Je vous embrasse tous trois de tout mon coeur.

Votre vieille soeur et tante Simone.

1er octobre. Je n’ai pu porter ma lettre à cause du samedi et du dimanche. Et aujourd’hui lundi, j’ai travaillé toute la journée. J’ai envoyé ton adresse à Paris au notaire pour qu’il puisse t’envoyer un papier à signer pour l’oncle Charles.