Eloge funèbre d'Auguste Thomas



Article paru dans le "Grand Echo du Nord"

le 29 Novembre 1930

AUGUSTE THOMAS
(1855-1930)



 La Dociété CAIL vient de perdre son Vice-Président. Auguste THOMAS est mort hier matin, à l’âge de 75 ans.

Il est peu d’aussi belles carrières.

Ancien élève des Arts et Métiers, dès sa sortie de l’Ecole de Châlons, il entra en mars 1875 à la Société CAIL. Depuis, il ne l'a jamais quittée.
Gravissant tous les échelons de la hiérarchie, d'abord à Paris, à Grenelle où étaient les immenses ateliers édifiés par Jean-François CAIL, le fondateur, puis à Denain, modeste succursale où, en 1898, Louis LE CHATELIER, le nouveau Président, concentrait toute l'activité de la Société, Auguste THOMAS est Directeur-Général à 45 ans.

Dès lors, il donne toute sa mesure, s'attaquant au difficile problème de redonner à la Maison, que des revers ont amoindrie, la prospérité d'autan.

Travailleur infatigable, magnifique entraîneur d’hommes, entouré de collaborateurs qu'il a choisis et formés, il peine avec eux chaque jour un peu plus, chaque jour faisant un peu mieux.

Et, d'année en année, le succès s'affirme ; les ateliers grandissent, les effectifs augmentent. CAIL est, une fois, encore, comme aux plus beaux jours d'autrefois, la pépinière où se recrutent les meilleurs ouvriers, les contremaîtres les plus actifs, les ingénieurs les plus avisés.

Et lorsque, en 1912, on célèbre le Centenaire de la Maison CAIL, le dur labeur est récompensé : les carnets de commande sont pleins, la Société est prospère et sa renommée bien assise.

Cinq mille hommes, ouvriers, employés, ingénieurs, mettent toute leur énergie et tout leur savoir au service de ce chef, un peu rude parfois, mais si juste et si humainement bon.

Mais hélas ! Voici de nouveaux jours sombres. Pendant quatre ans, les ateliers de DENAlN sont occupés par l'ennemi. Fidèle au poste de devoir et d'honneur, Auguste THOMAS reste là, défendant ses hommes, ses machines, sa maison, avec un courage que rien ne rebute, une foi patriotique que rien n'abat.

Eu novembre 1918, DENAIN est à peine libéré ; déjà le voilà sur la brèche, avec ses meilleurs lieutenants, pour reconstruire ce que la tourmente a si férocement détruit.

Tout est à refaire : les bâtiments sont effondrés sur les fondations des machines que l'ennemi a enlevées.

Et cependant, moins de dix-huit mois plus tard, les Ateliers CAIL sortent des locomotives, reconstruisent des sucreries et la marche en avant reprend.

Mais la résistance humaine a des limites.

Cet homme, qui n'a jamais reculé devant aucun effort, ne peut pas, ne veut pas avouer sa fatigue. Quand ses bras trahissent sa pensée, celle-ci reste attachée à son labeur, et son cerveau travaille toujours.

Il guide les jeunes qui montent, devine leurs difficultés, les lève d'un mot, reste le conseiller attentif, éclairé, persévérant, jusqu’au jour où, dans la calme modestie dont il n'est jamais sorti, il s'éteint doucement, ayant tout donné, ses forces, son intelligence, son savoir.

Il était Chevalier de la Légion d’honneur depuis 1908.

Lundi 1er Décembre, à midi, Auguste THOMAS sera conduit a sa dernière demeure par la foule pleine de tristesse de ses collaborateurs et de ses amis.



Discours de M. GONNET

Président du Groupe Régional de Valenciennes
des Anciens Elèves
des Ecoles Nationales des Arts et Métiers



Mesdames,
Messieurs,
Mes chers Camarades,


La Société des Anciens élèves des Ecolesles Nationales des Arts et Métiers, au nom de laquelle j’ai l’honneur et la tristesse d’apporter ici le suprême adieu à notre excellent camarade Auguste THOMAS, ne saurait se laisser se fermer cette tombe sans dire en quelle haute estime elle tenait celui qui fut pendant près d’un demi-siècle un fidèle et dévoué sociétaire.

Cette longue fidélité, preuve de l’esprit de tradition et de camaraderie de l’homme de bien que nous pleurons aujourd’hui, ne constitue pas à elle seule, à beaucoup près, la qualité de la collaboration à notre œuvre commune ; la belle carrière qu’il a parcourue est de celles qui font le plus grand honneur au Groupement des Ingénieurs des Ecoles Nationales des Arts et Métiers, et nos jeunes camarades y peuvent trouver les plus féconds des enseignements.

Auguste THOMAS, qui portait avec lui toutes les vertus de notre race et particulièrement ses qualités d’ordre et de persévérance dans le travail, était originaire de Charmes, département de l'Aisne ; admis à l’Ecole d’Arts et Métiers de Châlons en 1871, il y fit de solides études et en sortit en 1874 pour entrer dans la vie industrielle.

Il débuta, comme dessinateur, aux Etablissements CAIL, à Grenelle. Son esprit d'initiative, sa haute culture, son ardeur au travail le firent vite apprécier par ses chefs et le portèrent rapidement vers des grades supérieurs. Il occupa bientôt le poste important de chef de service des locomotives, puis celui de chef des services techniques. La distinction avec laquelle il s'acquitta de ces fonctions le désigna a l'attention du Conseil d'Administration qui peu d'années après le nomma Directeur Général.

C'est son habile et intelligente direction qui a contribué à donner à la Société Française de Constructions Mécaniques la place qu’elle occupe dans l’industrie française, tant par la conception des types créés que par la perfection de la main-d’œuvre.

La Maison CAIL, est la traditionnelle suite de nos études d’Arts et Métiers, c’est la grande et belle école d’application pour beaucoup des nôtres. Les nombreux camarades qui ont passé par cette école de perfectionnement ont gardé une grande reconnaissance à Auguste THOMAS qui, à côté de ses qualités techniques, possédait de grandes qualités, de cœur et un si profond esprit de camaraderie. Sa bienveillance, son dévouement naturels se prodiguaient inlassablement. Nos camarades savent avec quelle sollicitude paternelle il suivait et appréciait les efforts de chacun. Aucune infortune ne lui était indifférente et sa générosité anonyme en donna plus d’une fois le témoignage.

Sa vie toute de travail, de dévouement et d'honneur sera un exemple ; il emporte dans la tombe les regrets unanimes de ceux qui l'ont connu et sa mémoire restera vivace parmi nous.

C’était un de ces hommes qui, par leur droiture, leur honnêteté et leur rigorisme dans l'accomplissement du devoir, forcent l'estime de tous ceux qui les approchent.

L'esprit ouvert et cultivé, Auguste THOMAS était de ces âmes nobles et grandes qui s'éprennent promptement des idées élevées seules capables de rehausser les cœurs et de fortifier les consciences.

D'autres voix plus autorisées que la mienne vous retraceront son édifiante carrière, mais qu'il me soit permis d'évoquer le bel exemple qu'il donna à nos laborieuses populations pendant l'occupation allemande et dont nous fûmes témoins.

A l'invasion de notre région par les Allemands, il se trouvait à la tête d'une des plus belles et des plus prospères industries de notre pays qui excita de suite la convoitise de l'ennemi ; ii sut résister à toutes les tentations d’utilisation de son usine et, se refusant à travailler contre sa Patrie, il préféra assister, impuissant, à l'anéantissement de son œuvre.
Il continua, après cette destruction systématique, à résister à l'ennemi avec une fermeté inébranlable qui lui valut de dures vexations. Il fut évacué de Denain après plus du 3 ans d'occupation et ne put rentrer en France libre qu’au prix de grandes difficultés.

Les privations qu’il dût subir pendant cette période ébranlèrent sa santé jusque-là des plus robustes.

Auguste THOMAS, mon cher camarade, votre vie toute d’honneur, de travail et de probité restera un enseignement qui vous aura acquis des titres exceptionnels à la profonde gratitude et à la reconnaissance de tous.

Puisse votre famille, à qui nous offrons l'hommage ému de nos condoléances, trouver un réconfort dans la part que nous prenons à sa peine et dans les nombreux témoignages de reconnaissance et de sympathie apportés sur votre tombe.

Au nom de la grande famille des Gad'zarts, la Société des Anciens Elèves des Ecoles Nationales d'Arts et Métiers, je vous adresse le suprême adieu.


Discours de M. MIMEUR

Président du Conseil
de la Société française de Constructions Mécaniques
(Anciens Etablissements CAIL)


Au nom du Conseil d’Administration de la Société Française de Constructions Mécaniques (Anciens Etablissements CAIL), du personnel de tout rang, je viens adresser un dernier adieu au Vice-President, apporter un hommage d’affection, d'admiration, de reconnaissance au Directeur Général Honoraire — au Chef — à l’Homme.

Auguste THOMAS nous quitte à 75 ans, après 55 ans d’activité dirigée vers le même objectif : CAIL. Un grand dans l’industrie française depuis 1812. Mais que de vicissitudes sous le couvert de ce grand nom. Tous les assauts, toutes les tourmentes que guerres, évolutions économiques et sociales, troubles sociaux ont opposé depuis 120 ans aux volontés créatrices industrielles, les Etablissements CAIL les subiront.

Aussi la longue carrière d'Auguste THOMAS réclama-t-elle les fortes qualités moraIes et professionnelles, toute l’énergie et la puissance de travail dont il fit preuve.

En, mars 1875, il entre chez Jean-François CAIL et Cie. Une rude formation y attend sa jeune volonté d'agir ; on est au lendemain d’une guerre, d’une défaite, de troubles sociaux, les conséquences de l'effort patriotique CAIL en 1870-71 se font très lourdes.

En 1882, Jean-François CAIL et Cie se reconstitue et devient Société Anonyme des Anciens Etablissements CAIL ; néanmoins, en 1897, le problème de l'existence de la Société se pose à nouveau et très grave. On doit reconnaître qu'il faut abandonner Grenelle.

L'actif industriel, en tant que matériel, se borne, en somme, a des machines à regrouper. Mais, par contre, il reste de tout un passé d’efforts une documentation précieuse et des hommes.

Une longue tradition industrielle inspire des cadres ardents, expérimentés, éprouvés, tout un ensemble cohérent, fidèle et dévoué avec, à leur tête. BOUGAULT et THOMAS en pleine possession de leurs moyens.

Devant ces éléments de force, Louis LE CHATELIER, animateur né, fonde la SOCIETE FRANÇAISE DE CONSTRUCTIONS MECANIQUES et on ne saurait, dès lors, séparer dans le souvenir ces trois artisans d’un CAIL rénové.

De leur collaboration ardente et tenace naît et croît, en 15 ans, la belle unité industrielle (1898-1914) objet de leur fierté que, nouveau revers, en 1914, l’Allemand occupe et anéantit.

Si la vie, Auguste THOMAS, vous fût assez rude pour vous réserver la vue de cet anéantissement, elle vous fût, par contre, assez clémente polir vous ménager la fierté de la reconstitution.

Par le labeur probe, vous avez pu accéder au sommet de la hiérarchie des travailleurs, couronner votre carrière en achevant telle que vous l'avez conçue une belle unité industrielle non loin de laquelle vous avez voulu dormir votre dernier sommeil ; vous léguez à votre famille, à vos amis, une belle tradition, fière source de réconfort, à tous un exemple, et vous vous êtes éteint comme devant une besogne achevée.

Nous entourons votre famille de notre douloureuse sympathie et nous partageons son chagrin.

Puissent ces condoléances lui être apaisantes dans son épreuve.